Les pots de pharmacie par Louis COTINAT

 

 Les pots de pharmacie par Louis COTINAT

 
 

L’âge d’or des faïences d’apothicaires (Louis Cotinat, 1973, Plaisir de France. Il était à l’époque Secrétaire général adjoint de la SHP)

Certains objets connaissent un destin extraordinaire. Les vases de pharmacie sont de ceux-là. Simples récipients destinés à loger, conserver et transporter les drogues, ce sont avant tout et essentiellement des réservoirs de modestes ustensiles dont la forme a été conçue pour permettre une meilleure utilisation  : bouteille pour les eaux distillées, albarels cintrés pour faciliter la préhension, chevrette avec un bec comme déversoir. De simple objet fonctionnel, notre ustensile est devenu un objet d’art. Libéré de sa suggestion utilitaire, il figure maintenant en bonne place dans les vitrines de tous les grands musées du monde. Comment s’est produite cette singulière transformation ?

De la fonction à l’apparat. Depuis l’antiquité on a constamment cherché à améliorer la conservation des drogues et essayé de lutter efficacement contre leur altération afin d’en assurer le stockage. Tous les matériaux ont successivement été utilisés : corne, airain, bois, étain, argent. très vite, le récipient de terre cuite retint tous les suffrages. D’un prix modique, sa fabrication ne posait pas de grosses difficultés

Albarel : On pense que le mot vient du mot persan et barani, qui signifie vase à épices. Le vocable italien albarello ne serait qu’une formation populaire créé par les italiens pour rendre plus compréhensible le mot persan et barani.

Chevrette ; il s’agit d’un vase sphérique à large ouverture portant d’un côté une poignée et de l’autre un bec que l’on a comparé à une corne de chevreuil, d’où son nom. C’est le pot de pharmacie par excellence. Seuls les apothicaires avaient le droit de la posséder et de la placer dans leurs vitrines. très jaloux de cette prérogative, ils poursuivaient avec acharnement les épiciers qui en ornaient leur boutique.

Il n’y a guère de régions où cette petite industrie n’ai pris un certain développement. A l’origine, les modèles utilisés par les apothicaires ne se distinguaient probablement pas des récipients courants en terre cuite dont se servaient les particuliers jusqu’au jour où, la technique se perfectionnant, elle fut remplacée par une poterie de luxe : la faïence. La terre cuite poreuse, maintenant recouverte d’un émail à l’étain, devenait étanche. Cet émail masquait les imperfections de la terre et devait permettre l’application des couleurs au fur et à mesure de leur découverte. Enfin les prescriptions indélébiles obtenues au four marquèrent l’avènement de la céramique pharmaceutique proprement dite.  Les vases de pharmacie en faïence remplacèrent rapidement dans les apothicaireries les récipients de bois, d’étain, ou de métal. Ils vinrent alors s’aligner en foule sur les étagères et les rayons à portée de la main et du regard, exposés comme des tableaux. Ce simple ustensile devint alors une pièce d’apparat, l’équivalent des « piatti di pompa ». D’un seul coup, les buts utilitaires et décoratifs se trouvèrent réunis sur le vase de pharmacie. La richesse du décor va remplacer la valeur intrinsèque de la matière. Il va devenir un simple et pur objet d’art.

Ce furent les apothicaires des demeures aristocratiques, des châteaux princiers, des hôpitaux célèbres et des abbayes qui firent, au début et pendant longtemps ces belles et coûteuses acquisitions, ce qui explique la présence d’armoiries ou de sigles conventuels. La Renaissance devait donner un développement considérable à cette production, traduisant parfaitement  l’évolution de l’esprit humain. L’art domine toute cette période et se répercute sur les objets étroitement liés à la vie de tous les jours. L’artisan cède à l’artiste dont le but sera de produire des ouvrages toujours plus beaux.

Ces artistes subissent d’abord l’influence du Moyen Orient. Les Maures transplantèrent en Espagne la technique  du lustrage et introduisirent les spécimens de vases à médicaments arabes. C’est l’Espagne qui représente la grande charnière dans l’histoire des pots de pharmacie; sa production hispano-mauresque constitue le premier apogée. C’est dans ce pays qu’est né l’art de la majolique, mot qui rend hommage aux artistes de  Malaga initiés par les Maures. Leurs magnifiques productions étaient embarquées à l’île de Majorque par les bateaux des Pisans et des Génois.

Les habiles potiers italiens devaient, eux aussi, subir les influences orientales. Mais ils ne tardèrent pas à rompre avec les traditions et parallèlement au développement des autres branches de l’art appliquèrent une technique qui allait s’imposer pendant plus d’un siècle. Sur tous les coins du territoire, à Faenza, Caffagiolo, Deruta, Castel Durante, Sienne, Venise, Palerne s’élevèrent des manufactures qui rivalisèrent entre elles. Faenza fut sans conteste le plus important centre céramique de toute l’Italie mais Caffagiolo, Sienne, Castel Durante, Urbino ne tardèrent pas à partager sa gloire. Les productions de ces centres réputés sont certes très diverses mais elles se rejoignent dans une égale virtuosité et une perfection qui ne sera jamais dépassée.

Les origines de la faïence pharmaceutique française. La France ne devait pas rester en dehors de cette fièvre de renouveau. La naissance et les premiers pas d’un art artisanal sont toujours obscurs. On est d’accord cependant pour citer Narbonne, Lyon et Rouen comme étant à l’origine des premiers vases de pharmacie français. A ces centres prestigieux, il convient d’ajouter Nîmes et Montpellier qui marquèrent une étape nouvelle dans cette production artistique. Si Narbonne a subi l’influence hispano-mauresque, pour les autres centres la production entière, du début à la fin , proclame l’héritage italien de cet art. Les vases de pharmacie du XVIe siècle présentent, malgré les tendances communes, des décors divers : portraits, rinceaux, grotesques, feuilles et fruits, lacets, ce qui confère à cette catégorie d’objets une importance capitale dans l’étude de la céramique primitive.

Au XVIe siècle, on vient de le voir, les grands centres faïenciers sont installés en province. Il n’en sera pas de même au XVIIe siècle  et au XVIIIe siècles. La production sera considérable. L’organisation des hôtels-Dieu et de la plupart des hôpitaux date de cette époque. Les vases de pharmacie destinés aux apothicaireries hospitalières vont constituer un débouché important pour les meilleures fabriques et feront l’objet de tous leurs soins. Les maîtres-faïenciers vont donc participer sur le même plan que les grands peintres , les grands ébénistes, au prestige de cette époque où il n’existe guère d’art mineur. L’influence italienne a totalement disparue. La faïence française aborde le gout chinois qui connait une vogue extraordinaire. Imitant les décors de style Kang-Hi les faïenciers se mettent au bleu et blanc. Le décor n’est plus en plein, il ne recouvre plus la totalité du vase, mais il s’organise autour de l’inscription presque toujours présente, avec une charmante fertilité d’invention. L’exécution s’affine, les formes gagnent en légèreté et en souplesse. Nevers, Rouen, Sinceny, Montpellier, Moustiers, Bordeaux, La Rochelle ont largement contribué à la décoration de nos apothicaireries. A partir de 1750 se produit une révolution dans la cuisson et la décoration de la faïence. C’est l’utilisation de procédé dit « au petit feu » qui permet l’emploi de couleurs plus variées plus fraiches. On peut maintenant obtenir le carmin et la pourpre qui ne peuvent résister à un feu un peu plus violent. Ce brillant décor triomphe à Niderviller qui décore les vases de l’hôpital Saint-Charles de Nancy, et également à Sceaux et à Paris à qui l’on doit les cent-treize vases de l’hospice Condé de Chantilly et les cent-cinquante vases de l’hôpital Beaujon, conservé aujourd’hui au Musée de l’Assistance Publique, quai des Tournelles. Après ces brillantes réalisations les vases de pharmacie connaissent de mauvais jours. En 1793, les apothicaireries des couvents et des abbayes, celles des fondations royales ou princières  sont vendues aux enchères comme bien nationaux. La porcelaine peu à peu remplace la faïence dans la faveur du public. L’usage du verre dispute aux poteries la prééminence en tant que récipient  médical. Ainsi disparait cette production qui avait brillé pendant trois siècles.

L’ère des collections : La plupart des vases qui ont été conservé figurent dans les musées ou circulent dans les collections. Comme l’a fait remarquer M. Nicolier : « Si toutes ces pièces sont parvenues jusqu’à nous, elles le doivent au respect que leur beauté même inspirait, et au soin particulier dans la manipulation qui s’ensuivait. Dès leur fabrication, elles étaient considérées comme des œuvres d’art ».

Il n’existe malheureusement plus d’apothicairerie du XVIe siècle intacte et aménagée comme à l’origine. Celles qui ont survécu ne sont aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles furent, en partie détruite ou saccagées au cours des guerres ou des révolutions, vendues ou dispersées. Certes ces objets sont maintenant des exilés. Séparés de leur contexte, ils perdent beaucoup de leur valeur, la plupart des œuvres d’art n’étant elles-mêmes que dans une certaine lumière, associées aux œuvres avec lesquelles elles étaient destinées à vivre. On sait qu’Abaquesne exécuta en 1545 une commande de 4152 pots de pharmacie. Actuellement, pas une seule apothicairerie hospitalière ne possède sur ses rayons un vase de cet artiste. Pourra-t-on jamais en réunissant les pièces connues reconstituer pour quelques heures une apothicairerie telle que cet artiste l’avait imaginé ?

On a reproché aux musées de faire admirer l’œuvre d’art sans trop se soucier de ce qu’elle représente. Nous sommes au temps des cartes perforées et du classement électronique. On aime aujourd’hui enfermer chaque pièce dans une catégorie bien définie; on le soupèse, on le mesure, on l’identifie, hors du temps. Dans une collection, au contraire, l’œuvre retrouve sa fonction vivante et une nouvelle jeunesse. « Collectionner est un acte lié à l’instinct de conservation, il l’élargit, il l’enrichit ». Pour le collectionneur, il n’importe pas de réunir coûte que coûte un nombre plus ou moins grand de pièces. Il lui faut essayer d’assigner une place à chacune d’elle. Il veut découvrir le rôle qu’elle a joué à son époque et les progrès qu’elle a fait réaliser. Ces témoins du passé constituent alors l’histoire parlante de l’art, de la science, du métier ou des mœurs dont ils sont l’expression intime. Une collection devient ainsi intéressante, utile et source de grandes joies…

 

 
     

 

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