Pierre-François Tingry (1743-1821),
pharmacien genevois :
ses recherches en chimie végétale*.
(Communication présentée à la Société d’Histoire de la Pharmacie le 5 décembre 1993.)
RAPPELONS brièvement la carrière de ce pharmacien d’origine française né à Soissons en 17431.
Après avoir fait ses études à Paris, où il est un disciple de Rouelle l’ancien et de Rouelle le jeune, c’est en 1770 qu’il se rend à Genève chez le pharmacien Le Royer, dont l’officine était le lieu de rencontre des savants chimistes et biologistes genevois. Y ayant acquis la bourgeoisie en 1773, il devient l’associé de son maître et exerce dans la célèbre « Pharmacie Le Royer et Tingry ». La même année, il est reçu à l’agrégation et enseigne d’abord dans le laboratoire de l’officine, puis dans un nouveau local qui deviendra l’École de Chimie de Genève. Lorsque la chaire de chimie et de minéralogie est créée à l’Académie de Genève, en 1807, il en est le premier titulaire.
Son enseignement s’adresse aux élèves en pharmacie, aux artisans orfèvres et céramistes ainsi qu’aux artistes.
Au cours de sa carrière il publie plusieurs ouvrages : un Prospectus de chimie théorique et pratique (1774), un Prospectus de chimie à l’usage des artistes (1977), un Traité d’analyse des eaux minérales (1786) et un Traité théorique et pratique de l’art de faire et appliquer les vernis sur les différents genres de peinture, de couleurs simples et composées (1803).
Ses publications sont généralement relatives à des sujets pharmaceutiques : acide phosphorique, éther, remèdes antiscorbutiques, sirop mercuriel. Elles concernent aussi des domaines originaux à cette époque : les schistes et les spaths, la protection des doreurs contre les vapeurs mercurielles, la nature des fluides élastiques, la phosphorescence des corps.
Ses travaux attirent l’attention de ses contemporains ; d’où les distinctions qui lui sont conférées par de nombreuses académies et sociétés savantes françaises et étrangères : médaille de la Société des Arts (1776) et médaille d’or de l’Académie de Turin (1783), prix de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon (1783), diplômes de la Société Royale des Sciences de Montpellier (1787), de la Société de Physique de Lausanne (1787), de la Société Linnéenne de Londres (1788), de la Société libre des Pharmaciens de Paris (1798), de la Société de Médecine de Montpellier (1808), de l’Université impériale de Genève (1810), de la Société des Sciences naturelles de Suisse (1815).
Malgré son intense activité scientifique, Tingry a maintenu des relations suivies avec les pharmaciens français, ainsi que le prouve une longue lettre découverte par notre confrère J. Hossard. Dans cette lettre, adressée au président du Syndicat des Pharmaciens de la Seine-Inférieure en 1817, il expose ses idées sur les réformes des études et de l’exercice pharmaceutiques qui étaient en cours d’élaboration à cette époque2.
Son enseignement et ses publications le font considérer comme un adepte de la chimie minérale et de la minérologie. Cette appartenance est d’ailleurs confirmée par un cahier d’interrogation des candidats à la maîtrise dont un extrait a été présenté devant notre Société par notre regretté confrère suisse Ducommun 3.
Cependant, fortuitement, notre confrère B. Reber découvrit une liasse de manuscrits de Tingry et en a évoqué le contenu devant notre Société dans deux communications en 1917 et 19184,5. Dans la seconde, il mentionne des recherches de ce savant concernant la chimie végétale. Ces travaux ont d’ailleurs été signalés par leur auteur lui-même dans une lettre aux lecteurs du Journal de Paris, et particulièrement à M. de Corance, rue Poupée, quartier Saint- André-des- Arts.
Un séjour à la Bibliothèque Universitaire de Genève nous a permis de prendre connaissance des manuscrits de Tingry. Toutefois, nos recherches ont été vaines pour retrouver l’ouvrage intitulé Introduction au règne végétal qu’il annonçait dans sa lettre au Journal de Paris.
Les manuscrits genevois de chimie végétale
L’ensemble des manuscrits conservés à Genève sur la chimie végétale est formé de nombreux documents :
• Un Journal d’expérience de 1781 (77 p.) sous-titré Sur les Parties fondamentales des Plantes en prenant pour exemple celles du lys et autres. La plupart des notes de ce journal sont barrées obliquement, ayant servi à la rédaction des cahiers définitifs.
• Trois cahiers de laboratoire où sont notées analyses et observations sur les parties séparées du lys blanc, principalement de la fleur (cahier 1, p. 1-46 ; cahier 2, p. 47-94 ; cahier 3, p. 97-115). Toutes les pages de ces trois cahiers sont barrées obliquement car elles ont été aussi utilisées pour la rédaction des neuf cahiers définitifs.
• Un mémoire de 29 pages sur la Conserva rivularis, qui est probablement la Subularia aquatica L. Il est divisé en deux chapitres. Le premier sur l’« esprit recteur » de cette crucifère et sur sa distillation à feu nu ; le second sur le « suc de l’extrait de cette plante épuisée par les dissolvants acqueux et spiritueux ». Ce mémoire se termine par un tableau analytique des produits obtenus par distillation à feu nu, par infusion et décoction, ainsi que par dissolution dans l’esprit de vin et dans l’éther.
Mais la partie la plus importante de ces manuscrits est un ensemble de neuf cahiers comportant la totalité de ses expériences sur le lis blanc. Les différentes parties de la fleur ont été analysées : « parties fécondantes » (pollen), anthères et filaments, pistil et pétales. Cela étant complété par les tiges dépourvues de feuilles.
Dans le deuxième cahier, Tingry s’intéresse spécialement aux cires qui recouvrent les feuilles de thym, de romarin, d’hysope, de lavande et de sauge, afin de les comparer à la cire du Lïlium album. De plus, il examine la « substance verte des feuilles » et s’oppose à Berthollet, qui la considérait comme étant stable, alors qu’il observe son virage au jaune sous l’action des rayons solaires.
La méthode analytique de Tingry est ordonnée de façon judicieuse et constitue une sorte d’innovation en recherche végétale. Il procède, tout d’abord, à l’isolement de différentes substances par distillation en milieu aqueux, puis il a recours à l’infusion et à la décoction aqueuses, ainsi qu’à la macération alcoolique et éthérée. Toutes ces manipulations sont effectuées sur chacune des parties de la fleur et sur la tige effeuillée. Son souci de l’exactitude le pousse à effectuer plusieurs fois la même expérience pour affirmer les résultats obtenus.
La recherche sur le pollen peut être citée comme exemple. A partir de 90 g d’anthères en parfaite maturité, dans 2 litres d’eau, Tingry obtient, à une température légèrement inférieure à celle de l’ébullition, une huile essentielle de couleur jaune, soluble dans l’alcool et ayant l’odeur de la fleur, ainsi qu’une huile fixe de couleur rouge, soluble dans l’éther et contenant une cire. De plus, il isole de l’acide malique auquel il attribue des propriétés en faveur de l’action de cette « poussière fécondante » 6.
Plusieurs essais, répétés dans les mêmes conditions, lui permettent aussi d’isoler un autre acide sans qu’il puisse l’identifier.
En opérant à feu nu, il constate la libération d’ammoniac et conclut à la présence d’un produit azoté dans les organes sexuels du lis, sans préciser sa nature.
Dans le deuxième cahier, il cite une méthode d’extraction des gaz par distillation dans un appareil « pneumatochimique » et identifie le méthane et le dioxyde de carbone. Malheureusement, nous n’avons pas retrouvé la description de l’appareil qu’il avait imaginé pour cette recherche délicate.
Un des derniers stades de ses travaux concerne les cendres, dans lesquelles il signale le carbonate de potassium ainsi qu’un autre carbonate non identifié, mais dont il exclut le magnésium et le calcium.
Toutes les parties de la fleur ainsi que la tige du lis ont donné des résultats identiques et ce sont les cires diversement colorées qui ont conduit Tingry à une comparaison avec la cire, de teinte uniformément jaune, utilisée par les abeilles pour la confection des alvéoles de leur habitat.
Il constate aussi la même différence entre la cire d’abeille et celles obtenues à partir des Leucoiums, des Tulipes et des fleurs de quelques conifères.
A propos de ces cires végétales, il écrit :
« C’est sur cette substance particulière que j’ai dirigé mes premiers pas dans l’analyse végétale, dans les vues surtout d’apprécier l’observation du célèbre Réaumur sur l’existence d’une cire particulière, d’une cire brute, que l’abeille perfectionnerait dans un second estomach (sic). Aussi le simple aperçu d’un principe acide, que la cire ordinaire développe aussi dans on analyse à feu nu, devait fixer toute mon attention parce qu’il pouvait servir de base à l’hypothèse de l’académicien français. Mais lorsqu’on s’arrête aux deux circonstances particulières de son apparition dans nos analyses, le doute disparaît. En effet, dans la première de ces circonstances l’acide se montre libre, indépendant de toute combinaison et d’une nature déterminée ; la seconde circonstance ne présente qu’un simple aperçu sur un principe acide résultant de la décomposition d’une substance plus soluble dans l’alcool que la cire et qui se trouve confondue avec des produits absolument étrangers à ceux de la cire ».
Tingry exprime alors l’hypothèse suivante :
« Qu’il ne serait pas impossible que l’abeille peut, en certaines circonstances, faire elle-même de la cire sans le concours des parties fécondantes qu’on suppose gratuitement nécessaires puisque la nature lui en offre tous les matériaux, et que si on la voit se délecter sur la poussière des étamines, ce n’est pas pour en extraire les principes de la cire que nous connaissons et dont elles forment leurs alvéoles, mais pour savourer ce genre de nourriture plus substantiel et qui lui convient à l’époque de son plus grand travail et, plus encore, à la préparation de la pâtée pour couvin dont la composition varie sans doute selon la destination qu’elle lui réserve ».
Les examens physiques et chimiques ont donc conduit Tingry à écarter l’hypothèse de Réaumur pour accepter celle de Huber, naturaliste et observateur de premier plan, qui avait découvert que l’abeille, comme tous les Apidés, possède des glandes spéciales sécrétant la cire aux dépens des sucres du nectar. De là, la comparaison que fait Tingry entre les cires élaborées dans le règne végétal et celles du règne animal, considérant ces produits comme étant le chaînon entre les deux règnes.
Ce qui est remarquable dans les recherches de Tingry en chimie végétale, c’est sa méthode analytique comportant non seulement la lixiviation par l’eau, l’alcool et l’éther, mais aussi la distillation à la vapeur. De plus, il faut souligner son emploi constant de la balance pour suivre avec exactitude le déroulement des opérations effectuées. On est donc en droit de le considérer comme un novateur en chimie végétale.
Au terme de cette brève analyse des manuscrits de Tingry en chimie végétale, il nous semble intéressant de rappeler que des recherches analogues aux siennes ont été publiées en 1854 par les pharmaciens E. Frémy et G. Cloëz7 sur la composition chimique du pollen. Leurs travaux ont été entrepris sans qu’ils aient connaissance de ceux de Tingry, en utilisant également le pollen du lis blanc (Lillium candidum, L.) et du lis orangé (Lilium croceum, L.), le choix du lis se justifiant par la richesse des étamines en pollen.
Par lixiviations à l’éther ou à l’alcool, ces auteurs ont extrait une « huile grasse », une cire, et de l’acide oléique correspondant vraisemblablement à l’acide que Tingry n’avait pu identifier. La présence de la substance azotée signalée par Tingry a été confirmée et celle-ci considérée comme étant le constituant albumineux des membranes extérieures du pollen. En élargissant leur recherche sur les pollens, Frémy et Cloëz ont retrouvé les résultats obtenus à partir des lis en opérant sur deux espèces de pins et deux espèces de masset- tes des environs de Paris (Typha latifolia et Typha angustifolia).
Pour conclure, disons que si la réputation de Pierre-François Tingry est solidement établie en chimie minérale et en minéralogie, nous devons également le considérer comme un botaniste, malgré sa discrétion dans cette discipline.
Marcel CHAIGNEAU
1. Ses recherches généalogiques n’ont pas permis à M. Hacard, pharmacien à Soissons, de retrouver l’acte de naissance de Pierre-François Tingry, car les archives municipales et ecclésiastiques de la ville ont été en grande partie détruites au cours des deux dernières guerres. Cependant, les renseignements qu’il a recueillis dans ce que l’on peut encore consulter montrent que les Tingry sont largement représentés à Soissons depuis le XVIIP siècle. On y rencontre des pharmaciens, des vanniers, des manneliers, un commissaire de police et marchand de bled, un orfèvre. L’un deux, habitant du bourg Saint-Crépin, a dessiné, en 1664, une précieuse vue de l’église de l’Abbaye Notre-Dame (Cabinet des Estampes, Paris). Parmi ceux qui ont exercé la pharmacie, sans qu’il soit possible d’établir une relation familiale avec Pierre-François, on note : Tingry, apothicaire à Soissons en 1779 ; Augustin Tingry qui vient à Paris le 20 juillet 1783, à 19 ans, pour y commencer ses études en pharmacie ; François Tingry, pharmacien des hôpitaux militaires à Rennes en 1792-1793.
2. J. Hossard, Une lettre inédite de Tingry, Rev. Hist. Pharm., 1951, 10, p. 221-224.
3. F. Ducommun, Tingry et l’interrogation des candidats à la maîtrise, Rev. Hist. Pharm., 1988, 35, p. 255-257.
4. B. Reber, François Tingry (1743-1821), Bull. Soc. Hist. Pharm., 1917, n° 18, p. 312- 319.
5. B. Reber, Un chapitre de physiologie végétale au xvnr siècle : quelques lettres de Tingry, Bull. Soc. Hist. Pharm., 1918, n°20, p. 388-392.
6. L’acide malique avait été découvert par Scheele en 1785.
7. E. Frémy et J. Cloëz, note sur la composition chimique du pollen, J.C.P., 1854, 25, p. 161-167
*Publié dans la Revue d’Histoire de la pharmacie : Chaigneau Marcel. Pierre-François Tingry (1743-1821), pharmacien genevois : ses recherches en chimie végétale. In: Revue d’histoire de la pharmacie, 83ᵉ année, n°304, 1995. pp. 17-23.