Dès l’origine de la préparation des médicaments sous diverses formes pharmaceutiques, il fallut se préoccuper de mettre des produits précieux dans des contenants appropriés.
Déjà, les Egyptiens, il y a plusieurs milliers d’années, emploient pour les conserver des vases spéciaux : vases en alabastrite (pierre olaire ou serpentine), dont parle Pline ; vase à collyre noir de Dachchour, découvert dans le tombeau de la princesse Noub-Hotet ; vases en albâtre, cruches et pots, etc.
Certains de ces vases, comme les vases à parfum ptolémaïques, ont déjà la forme des pots de pharmacie qui seront développés plus tard. Du temps d’Hippocrate où le nombre de formes pharmaceutiques s’accroît, il devient plus urgent encore de mieux conserver les médicaments préparés.
C’est ainsi que celui-ci recommande de garder les pastilles de feuille d’anémone dans une boîte en cuivre. Pline l’Ancien, quant à lui, recommande de conserver le fiel d’hyène cuit dans du miel dans des boîtes en bois de Cypre (in cypria pyxide), les pastilles dans des vases d’étain… Galien veut qu’on conserve la Thériaque en pot de «matière précieuse».
Ce souci de la conservation des médicaments préparés à l’officine va rester une préoccupation légitime des apothicaires et des pharmaciens plus proches de nous.
Ainsi diverses substances seront recommandées pour renfermer les médicaments : l’argent, le cuivre, le fer et les autres métaux ; le bois, l’ivoire, la corne ; la pierre, la terre et le verre ; le carton et le papier.
Nous allons ici nous intéresser plus précisément aux récipients en bois qui sont rarement parvenus jusqu’à nous en raison de la fragilité de leur matériau. On voit, dans les représentations des apothicaireries, depuis le XIIIème siècle, de nombreux pots et boîtes en bois. Ces derniers étaient utilisés principalement pour la conservation des plantes.
Le nom du produit était souvent peint sur le pot, mais on pouvait aussi apposer des étiquettes en papier. Des décors variés se trouvaient également peints. A l’apothicairerie de Troyes, on dénombre cinquante-huit pots en bois qui ont la particularité d’avoir été taillées dans un tronc d’arbre, ainsi qu’en témoignent les coups de taille parfaitement visibles à l’intérieur.
Ces pots de l’Hôtel-Dieu de Troyes sont «monobloc». Elles ont toutes aussi un cartouche formé des mêmes types d’arabesques que sur les silènes rectangulaires dont on parlera ultérieurement, avec, au centre, l’inscription pharmaceutique. Toutefois, la représentation figurative du remède n’existe pas. Les couleurs employées pour ces pots cylindriques sont principalement le rouge et le vert. Le décor de cartouche de toutes ces objets appartient nettement au style du début du XVIIIe siècle2.
Dans la remarquable collection de l’apothicairerie de Troyes, on a pu observer des décors de rinceaux et arabesques de style Renaissance et même une date, 1534, entre les pattes de deux animaux chimériques affrontés, accompagnés d’un écu armorié (peut-être de Pierre de Chavaudon ou Marie Pénicaud, bienfaiteurs de l’Hôtel-Dieu-le-Comte au XVIe siècle) sur une boîte portant le cartouche « Céruse »1.
Au dos d’une boîte marquée « Gomme arabique » a été révélé parmi des fleurs et des fruits, un buste de femme au visage délicatement peint, surmontant un cartouche « Lapides oes ».
La peinture de la boîte « Jusquiame » cachait un enfant nu, véritable patio à l’italienne, brandissant une massue en direction d’une sorte de chien aux dents pointues1. Un combat a lieu également sur la boîte « Galbanum » sur laquelle un homme armé d’une épée semble défier les flammes, entouré d’une décor de larges feuilles vertes évoquant une tapisserie du XVIe siècle. Enfin, la boîte « Minium » déploie un décor de rinceaux dorés sur fond rouge cinabre, entourant un cartouche « Baccae Myrthy » (baies de myrthe)1.
On peut constater que cette tradition des pots de pharmacie en bois va perdurer très longtemps en France si l’on en croit le catalogue Menier de 1860. Il fait en effet état de pots en faïence, en porcelaine et en étain, mais aussi de boîtes à pommade en bois (en buis ou en palissandre), de boîtes en buis d’Allemagne, ainsi que de boîtes à thé en bois (« avec de jolies dessins chinois »).
On trouve aussi de nombreux exemples de pots en bois hors de France.
Le deuxième type de contenants en bois sont des boîtes le plus souvent rectangulaires qu’on désignent habituellement sous le nom de silènes2. Dans la première édition de Gargantua de François Rabelais, en 1534, nous trouvons la définition des silènes : «Silènes estoient jadis petites boîtes telles que voyons de présent es boutiques des apothicaires,
pinctes au dessus de figures joyeuses et frivoles, comme des harpies, satyres, oysons bridez, lièvres cornuz, canes bastèes, boucqs volans, cerfz limonniers et autres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silène maistre du bon Bacchus) ; mais au dedans on réservoit les fines drogues comme baulme, ambre gris, amomon, musc, civette, pierreries et autre choses précieuses.»3
Une autre définition nous est fournie par le Dr Louis Robert dans son ouvrage intitulé L’Ancienne Pharmacie de l’hôpital d’Issoudun. « Ces boîtes portaient, au Moyen Âge le nom de laies ou layes [par analogie avec les boîtes qui renferment les soupapes de l’orgue] ou encore de silènes, emblème d’une profonde sagesse cachée sous des dehors repoussants ou effrayants. »
Madame N. Lussan assimile les silènes ou layes à une autre forme de stockage beaucoup plus fréquente et banale : les tiroirs en bois qui agrémentent de fort nombreuses pharmacies hospitalières.
Ces silènes étaient le plus souvent fabriquées en bois de tilleul, de buis ou de châtaignier. On en trouve de nombreuses à l’apothicairerie de l’Hôtel-Dieu de Troyes, Aube et à la pharmacie-musée St-Roch, à Issoudun, Indre. Ces deux collections semblent être les plus importantes du patrimoine pharmaceutique français.
L’Hôtel-Dieu de Troyes rassemble 261 boîtes rectangulaires en bois peint, réparties sur les six rayonnages supérieurs des quatre parois. La seconde collection remarquable de silènes est celle du musée St-Roch d’Issoudun : 31 silènes la composent.
1) Les silènes de l’apothicairerie de Troyes
La plupart des silènes de l’apothicairerie de Troyes de forme rectangulaire font de trente à cinquante centimètres de long sur trente à quarante centimètres de haut. La moyenne des dimensions relevées est de : H = 25 cm, L = 34 cm, 1 = 18 cm.
Ces boîtes ont toutes un couvercle. La face la plus visible est décorée d’un cartouche peint à la main avec de nombreuses variantes selon les boîtes. Ce décor est constitué par le libellé du contenu, le plus souvent en français, ainsi que d’arabesques et de volutes bleus ou rouges.
Au centre du cartouche, sur un fond d’un bleu nuancé, sont représentés le ciel, les nuages et les montagnes.
Au premier plan, sur une parcelle de terre plus ou moins figurée, la plante contenue dans le silène est représentée. De nombreuses plantes médicinales sont ainsi dessinées avec précision : sauge, coquelicot, rose, verveine… Des animaux figures également : éléphant, cerf, bouc, baleine…. Parfois, l’illustration du remède est fort peu explicite, voire quasiment farfelue : un chameau pour le capillaire, un daim pour illustrer le séné, un cachalot pour le lierre terrestre, un cheval pour les espèces pectorales, un crocodile à queue de poisson pour la salsepareille, une seiche pour la douce-amère, etc.
Quelques illustrations sont allégoriques : ainsi, le centaure pour représenter la centaurée. D’autres sont suggestives : une couronne royale pour les pierres précieuses, une ruche pour la cire, deux troncs d’arbre auxquels s’accrochent de nombreux polypores pour l’agaric.
Ces iconographies forment de véritables petits tableaux selon l’inspiration de l’artiste et correspondent parfaitement au prologue de Rabelais. Ces illustrations proviennent de gravures accompagnant un ouvrage paru en 1695, soit quelques années avant la construction de la nouvelle apothicairerie, celui de Pierre Pomet « Histoire générale des drogues ».
Dans la pharmacie de l’Hôtel-Dieu de Troyes, on peut remarquer un détail accréditant la fabrication sur mesure des silènes rectangulaires : les deux boîtes les plus petites s’encastrent très exactement sous l’énorme et unique poutre traversant le bâtiment.
2) Les silènes de l’hôpital St-Roch d’Issoudun
Ces boîtes furent données en 1646 à la pharmacie de l’Hôtel-Dieu par un apothicaire de l’établissement nommé Mare.
Situées au-dessus des pots, sur les rayons supérieurs et sur les quatre faces de la pharmacie, ces 31 boîtes en bois peint, rectangulaires, très bien conservées et fort curieuses, sont décorées de figures allégoriques et d’animaux fantastiques. Leurs dimensions sont : H = 20,5 cm ; L = 27,5 cm ; 1 = 20,5 cm.
Les dessins extérieurs rappellent l’origine, l’aspect ou les propriétés de la drogue. Un dragon est l’attribut de la boîte qui contient du Sang-dragon. Sur la boîte qui contient de l’ichtyocolle est peint un poisson-scie appartenant à l’espèce des squales qui fournit la colle de poisson. La silène contenant le carthame est décorée d’un perroquet (les graines de carthame s’appelaient aussi graines de perroquet). La boîte contenant les pierres précieuses comporte un dessin représentant un escargot avec une tête de lièvre cornu surmonté de perles. Les pierres précieuses et perles étaient utilisées dans une célèbre préparation opiacée de soixante composants : l’ Aurea Alexandrina (feuilles d’or pur et d’argent, perles fines, dans la préparation citée par De Meuve, avec en plus du « saphyr » de l’émeraude et du jaspe dans la version de cette préparation selon la recette de Nicolas Myrepsus).
Des fleurs d’iris, un aloès, un pavot, sont dessinés sur les boîtes contenant ces produits. Nous voyons un bouvreuil en train de manger des fruits rouges sur la silène du jujube. Dans d’autres cas, on perçoit difficilement le rapport entre la drogue et le dessin dont la boîte est ornée : un cheval cornu pour la réglisse, un requin pour la gomme laque, une sirène à double queue pour la gomme arabique, un rhinocéros pour le pyrêthre, une licorne pour le laudanum, un toucan à bec allongé pour le poivre et enfin un serpent à lance caudale pour les mastics2.
1. L’apothicairerie de l’Hôtel-Dieu-le-Comte de Troyes, le lieu de tous les remèdes. Editions Snoeck, février 2023. Nous remercions spécialement Mme Indira VEERAPA, Régisseuse des œuvres, Chargée des collections de l’Apothicairerie, qui nous a autorisé à présenter ces documents.
2. Bernard Fievet. Deux exemples de conditionnement pour conservation des drogues aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles : silènes et tiroirs. RHP, XLVI, N° 318, 2e TRIMESTRE. 1998, 151-156.
3. Ce mot de silène n’apparaît nulle part ailleurs que dans l’œuvre de Rabelais.