La Pharmacopée des pauvres du professeur Nicolas Jadelot à Nancy :
un ouvrage médical de charité du XVIIIe siècle.
Au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, paraissent de nombreux ouvrages consacrés à la médecine et à la pharmacie des pauvres. Destinés à aider les personnes qui se consacrent à la bienfaisance, ils obéissent aussi à une préoccupation de tous les temps, qui est de réaliser des médicaments simples et peu coûteux, donc à la portée du plus grand nombre. Ce souci d’aide aux déshérités s’est accru au cours des siècles jusqu’à la Révolution. De tels livres existent depuis longtemps. Plusieurs, très classiques, peuvent être cités pour le XVIIe siècle, en particulier ceux de Dubé et de Madame Fouquet, la mère du célèbre surintendant des finances…, mais d’autres les avaient précédés. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le célébrissime Manuel des Dames de Charité… connaît déjà une cinquième édition en 1754, cependant que, dans la même période, l’ouvrage de Tissot, Avis au Peuple sur sa Santé, « voit » se succéder une dizaine d’éditions en quelques années.
La finalité des ouvrages de charité
Ces ouvrages sont destinés aux personnes « pieuses et charitables », ecclésiastiques et dames fortunées qui se placent bénévolement au service des pauvres, des campagnes en particulier. Inspirés des pharmacopées savantes et « officielles », mais adaptés aux connaissances et au matériel des utilisateurs, ils décrivent les procédés de fabrication et les conditions d’utilisation des remèdes convenant aux diverses situations. Tous les auteurs s’accordent sur le but à atteindre : fournir aux pauvres malades des remèdes efficaces, peu coûteux, faciles à préparer et, si possible aussi, faciles à prendre. Toutefois certains auteurs en accusent d’autres de recourir à des remèdes trop compliqués ou trop coûteux… Ceci conduit à une remarque suscitée par notre mentalité d’aujourd’hui mais qui n’a aucun sens à l’époque concernée : la discrimination sociale dans la thérapeutique. Il se trouve en effet dans ces ouvrages des formules dédiées « aux riches, aux plus riches » et d’autres « pour les pauvres, pour les gens de basse condition, pour le vulgaire, pour la populace » ! Les riches étaient-ils mieux soignés que les pauvres ? et donc les pauvres moins bien que les riches ? La consultation de ces ouvrages laisse penser qu’à la fin du XVIIIe siècle, la préoccupation de les soigner correctement est réelle.
Des différences importantes se manifestent dans les plans adoptés pour ces livres. Certains sont d’inspiration plutôt galénique et décrivent avec soin les opérations pharmaceutiques, d’autres sont plutôt médicaux, traitant d’abord des maladies avant d’envisager les remèdes à la fin et en les détaillant plus ou moins.
L’auteur de la Pharmacopée des pauvres
C’est peu avant la Révolution, en 1785, que paraît à Nancy, chez l’éditeur Haener, en 212 pages in octavo, l’ouvrage du docteur Nicolas Jadelot, professeur à la Faculté de médecine, généralement présenté sous son nom abrégé de Pharmacopée des pauvres. En réalité, son titre complet est Pharmacopée des pauvres ou formules des médicamens les plus usuels dans le traitement des maladies du peuple avec l’indication des vertus de ces médicamens et des maladies auxquelles ils conviennent, ouvrage destiné aux hôpitaux, maisons de charité et à toutes les personnes qui veulent soulager les pauvres. Le but ou plutôt même les buts que s’est assigné son auteur y apparaissent clairement. L’ouvrage est théoriquement de 1784, comme l’indique sa couverture. Mais un incendie s’étant déclaré à l’imprimerie, une partie du livre, qui était en cours d’impression, a été perdue, et son auteur a mis à profit le temps passé à le recomposer pour revoir certaines notices. C’est pourquoi l’année réelle de parution est plus tardive d’une année que la date théorique.
Nicolas (ou Jean Nicolas) Jadelot naît à Pont-à-Mousson le 5 octobre 1738 et suit les traces de son père, Joseph Jadelot, professeur, puis doyen de la Faculté de médecine. Il soutient ses thèses en 1758 et 1759 et se présente en novembre 1763 au concours de recrutement organisé pour l’une des chaires de la faculté. Ayant été reçu, il est pourvu de la chaire d’anatomie et de physiologie. Son exercice professoral va couvrir la période française, nancéienne et prérévolutionnaire de la Faculté. À Nancy, à partir de 1768, il faudra à la Faculté tenir son rang vis-à-vis des ambitions du Collège royal, et Jadelot y participe activement. Sans en avoir le titre, il fait fonction de doyen en 1791. Plusieurs de ses travaux figurent toujours dans les ouvrages de biographie et d’histoire médicale : outre la Pharmacopée des pauvres, le Tableau de l’économie animale (1769), le mémoire De la cause de la pulsation des artères (1771), le très célèbre Cours complet d’anatomie (1773) avec des planches en couleur de Gautier Dagoty, resté inachevé, et enfin l’Adresse à nos seigneurs de l’assemblée nationale sur la nécessité et les moyens de perfectionner l’enseignement de la médecine (1790). Nicolas Jadelot meurt à Nancy le 25 juin 1793.
Quelques éléments sur le contenu de l’ouvrage
Parmi les 342 formules de médicaments que contient la Pharmacopée des pauvres, en présenter certaines plutôt que d’autres relève essentiellement de l’arbitraire. Aussi vais-je me limiter à quelques remarques. Il apparaît immédiatement que les formes liquides et buvables sont les premières décrites et sont très nombreuses : tisanes, infusions, décoctions, vins, etc. Si beaucoup d’entre elles sont susceptibles d’être réalisées à la maison en raison de la nature de leur véhicule : eau, vin, vinaigre, et des très nombreuses drogues végétales, en partie locales, utilisées, beaucoup d’entre elles contiennent aussi des produits chimiques comme le nitre (nitrate de potassium), l’esprit de vitriol (acide sulfurique), l’esprit de soufre (anhydride sulfureux, sans doute en solution), la crème de tartre (tartrate de potassium) qui nécessiteront la préparation par un apothicaire ou au moins l’achat de produits chez lui ou chez un droguiste dans une ville comme Nancy où ce commerçant existe, ou encore la récupération du produit à la maison lorsque cela est possible, la crème de tartre par exemple dans les dépôts présents dans les tonneaux.
Le second point majeur est l’utilisation très majoritaire des drogues végétales. Cela se comprend parfaitement car les plantes constituent depuis des siècles la source principale des médicaments, et, de ce fait, certaines de leurs propriétés pharmacologiques sont assez correctement connues. Leur récolte, leur préparation et leur conservation sont traditionnelles et ne coûtent que du travail et du temps. Jadelot « utilise » cependant des drogues étrangères, comme le quinquina, l’ipéca, la cannelle ou les dattes, difficiles à obtenir, coûteuses et susceptibles de substitutions et de falsifications. En comparaison avec l’importante place laissée aux drogues végétales, celle qu’occupent les drogues chimiques, de la chimie que nous appelons minérale ou inorganique, est restreinte car leur nombre est limité, leurs propriétés mal connues et leur préparation difficile, d’où leur coût. Enfin, la place attribuée aux drogues d’origine animale est très restreinte, ce que nous n’aurions sans doute pas constaté dans les décennies précédentes, ce qui montre l’évolution des croyances, des connaissances et de la pharmacologie. Dans ses 342 formules, Jadelot n’emploie pour l’essentiel que la corne de cerf râpée et son « esprit succiné », la teinture de castoréum, l’éponge et l’os de seiche (pour le goitre, alors fréquent dans la région), les cloportes pulvérisés, les cantharides, la graisse de porc, le lait de vache, le sucre de lait, le jaune d’oeuf et la cire blanche ; les yeux d’écrevisse, utilisés plusieurs fois, étant une concrétion organominérale temporaire du tube digestif de ces animaux. Au total, la Pharmacopée des pauvres comporte 348 drogues différentes, en ne comptant qu’une fois chaque plante même si plusieurs parties, feuilles, fleurs, racines, baies, sont employées. Parmi ces drogues, je n’ai compté que 42 produits chimiques, là encore en ne considérant qu’une seule fois chacun, mais en différenciant les sels (Duobus, Epsom, Glauber, Saturne, etc.), et seulement 13 drogues animales, selon le même procédé.
Par ailleurs, et contrairement à ce que l’on pourrait croire pour un tel ouvrage, beaucoup de formules rassemblent un nombre assez élevé de constituants, et les préparations « simples » sont plutôt rares… À titre d’exemple, l’infusion vulnéraire comporte huit principes actifs végétaux (feuilles, sommités et fleurs) et du sucre, marchandise plutôt rare et chère qui se trouve essentiellement chez les apothicaires ! Dans ces formules, une place importante est réservée aux boissons vomitives et purgatives et aux lavements qui correspondent à l’application de la théorie des humeurs, et rassemblent les différentes et nombreuses médications destinées à lutter contre les vers intestinaux. À leur propos, Jadelot précise que, compte tenu de l’inconstance de l’action de ces remèdes, il convient de disposer de formules nombreuses et différentes. Les opiats (ou opiates), électuaires, donc étymologiquement forme médicamenteuse « élue, par excellence », dans lesquels entrait initialement de l’opium, occupent une place significative par leur nombre, quarante, qui est le plus élevé et parmi lesquels figure un « opiate des dames de charité ». Il faut aussi bien sûr mentionner le « médicament nancéien » : la boule de Mars, ou plus exactement « boule de Nancy », sous la forme « d’eau de boule », traitement martial et vulnéraire dont l’eau constitue la forme normale d’emploi, et ne pas oublier que le goitre est présent presque partout, car la Lorraine est éloignée de la mer et la consommation de ses produits inexistante chez les pauvres, d’où la « poudre contre le goëtre » riche de dix constituants et que seul un apothicaire peut préparer vu sa composition et l’origine de ses constituants.
Je n’oublierai pas les préparations antiscorbutiques (apozème, vins, gargarisme), le mot scorbut englobant à ce moment les différentes affections buccales, et la présence de thériaque dans le vin thériacal (thériaque dans du vin vieux), l’eau thériacale, etc. L’absence de précision sur la composition de cette thériaque semble indiquer qu’il ne s’agit pas de la thériaque diatessaron qui ne comporte que quatre composants et qui de ce fait est appelée par erreur « thériaque des pauvres ». Pour finir, je crois que certains remèdes externes et leurs indications sont intéressants à signaler : sinapisme, emplâtre vésicatoire, fomentation émolliente, onguents divers, contre la « galle », les engelures, les dartres, les « hemorrhoides », les poux, la teigne ou les corps aux pieds… Après les opiates, ce sont eux les plus nombreux (34 formules).
Certaines de ces préparations ont survécu au XVIIIe siècle et se retrouvent encore aujourd’hui dans des formulaires. Ceci n’est pas étonnant puisque Jadelot n’a pas faire œuvre de créateur, mais a repris des formules qui lui semblaient acceptables pour son projet. Si les vins médicinaux ont disparu, ou sont devenus des apéritifs, de nombreuses tisanes et infusions (tilleul, camomille par exemple) sont encore utilisées ou susceptibles de l’être. Par ailleurs l’eau de riz, le son et l’élixir de longue vie, encore dit « du Suédois », sont encore employés de nos jours.
Les motivations de l’auteur
Dans l’avant-propos de son livre, Nicolas Jadelot expose ce qu’ont été ses motivations. Il indique d’abord en une courte phrase l’inutilité de discuter de l’avantage ou de l’inconvénient de mettre la médecine à la portée de tous. Il évoque ensuite le « goût du public pour la médecine familière et domestique », le succès important qu’ont obtenu des formulaires rédigés dans ce but et la nécessité d’ouvrages permettant de « traiter les maladies sans être médecin ». Il précise ensuite ses buts qui sont d’accroître les facilités des personnes qui s’occupent des pauvres des villes et des campagnes, et de « diminuer les abus » en leur proposant des « formules simples et d’usage sûr » aux indications médicales « clairement précisées ». C’est pourquoi une « table des maladies » fait suite à ces formules qui, précise t-il à la fin, ont été mises au point pour l’hôpital Saint-Charles de Nancy, où il exerce. Jadelot s’adresse aussi à ses confrères en sollicitant leur critique constructive et leur aide. Il termine en indiquant que son travail sera utile, comme son titre le mentionne, dans les « hôpitaux et maisons de charité », ainsi « qu’à toutes les personnes qui veulent soulager les pauvres ». À ce sujet, il signale les consultations gratuites proposées à Nancy tous les samedis matins de dix heures à midi par les praticiens du Collège royal de médecine aux pauvres des campagnes, et il souligne la délibération des apothicaires nancéiens qui collaborent depuis 1764 à cette œuvre officielle de charité publique en offrant chacun à leur tour pendant un mois les médicaments prescrits. Pour leur part, les plantes sont distribuées par le jardinier du jardin botanique que le collège possède rue Sainte-Catherine, à quelques centaines de mètres de la place Royale, un emplacement où il est encore en 2019.
Les destinaires de la pharmacopée
À qui la Pharmacopée des pauvres était-elle en définitive destinée ? aux pauvres ? à ceux qui « font » de la médecine sans être médecins ? à ceux qui s’occupent des pauvres ? aux médecins du Collège royal de Nancy ? aux apothicaires de Nancy ? d’ailleurs ? La réponse n’est pas dans le livre. Les drogues végétales y sont très présentes et de ce fait nombre de formules peuvent être réalisées à la maison ou ailleurs par les malades ou leurs familles ou les personnes charitables, avec des plantes recueillies localement. Mais il apparaît aussi que nombre de ces formules nécessitent des drogues végétales étrangères, rares et donc coûteuses, quelques drogues minérales et animales qui ne se trouvent que chez le droguiste et sinon chez l’apothicaire, en ville dans les deux cas. Il est aussi des modes opératoires qui sont réservés à l’art et au matériel de l’apothicaire. N’oublions pas également que les maisons de charité et les hôpitaux ne disposent généralement pas d’un apothicaire, même s’ils possèdent une apothicairerie et souvent une « sœur pharmacienne », généralement dévouée et compétente. Pour leur part et pour plusieurs raisons, les pauvres ne peuvent se procurer toutes les drogues décrites et ne sont pas capables de réaliser certaines formules. Ils ne sauront d’ailleurs pas que l’ouvrage existe, d’autant que certains ne savent pas lire.
Aussi, même si Jadelot ne l’a pas écrit, par la force des choses, son travail était sans doute avant tout destiné à ses collègues médecins du Collège royal et aux apothicaires de Nancy. Sa Pharmacopée des pauvres est aussi plus qu’une simple pharmacopée, plus qu’un simple formulaire, et elle n’est pas seulement destinée aux pauvres. En dehors d’être un « travail de charité », elle apparaît aussi comme un ouvrage de pharmacie, de pharmacologie et de thérapeutique, et comme l’œuvre pédagogique d’un professeur. L’auteur y a mis tout son talent et y a sans doute consacré beaucoup de temps et de travail. Cela ne nous étonnera pas car Jadelot avait une réputation de clarté, d’ordre, de méthode, une noblesse du langage et l’art de captiver.
Avant de conclure il me paraît important de préciser que Nicolas Jadelot a un fils, Jean-François Nicolas, né en 1771, qui étudie la médecine à Nancy où il soutient sa thèse en 1791. Après avoir été médecin militaire, sans doute par suite d’une réquisition en raison de la situation politique et militaire, il va exercer à Paris. Comme son père, il s’intéresse à la formulation des médicaments et il est l’auteur de publications et d’ouvrages. A ce titre, il est souvent confondu avec lui, surtout que leurs prénoms sont proches, et c’est cette confusion qui justifie la rédaction de cet alinéa. A Paris, Jean-François Nicolas est médecin de l’Hôpital des enfants malades et de l’Hospice des orphelins. Elu à l’Académie de médecine en février 1821, il est l’auteur d’un ouvrage sur les médicaments qui semble n’avoir jamais été étudié par les historiens. Intitulé De l’art d’employer les médicamens ou Du choix des préparations et de la rédaction des formules dans le traitement des maladies, il paraît chez le libraire Croullebois à Paris en l’an XIII (1805). La démarche de Jean-François Nicolas est originale et, à ce titre, elle mérite une étude, d’autant que lorsqu’il est question de ce travail, il est assez habituellement indiqué qu’il s’agit d’une reproduction de celui de son père sous un autre nom. Cette assertion est malveillante mais, en plus, elle est inexacte. En effet, une comparaison de la Pharmacopée et de L’art d’employer les médicamens montre que ces ouvrages diffèrent profondément. Il convient cependant de préciser qu’il existe une seconde édition de la Pharmacopée des pauvres, parue en l’an VIII (1800), donc après la mort de son auteur, dont l’examen montre qu’il s’agit d’une reproduction quasiment intégrale de l’édition princeps. La proximité des dates de parution peut expliquer la confusion. Membre associé national de la Société des sciences, lettres et arts de Nancy depuis 1804, Jean-François Nicolas Jadelot meurt à Paris en février 1855. Son portrait est présent à l’Académie nationale de médecine.
Conclusion
Plus de deux siècles après la mort du professeur Jadelot, qui était le petit-fils d’un apothicaire, nous sommes toujours à la recherche de thérapeutiques simples, sinon bon marché, dites aujourd’hui « naturelles » ou « médecines douces », et les ouvrages qui les présentent et qui les vantent, en vue de se soigner chez soi et par ses propres moyens, abondent dans les librairies et les magasins spécialisés.
Pierre Labrude,
avril 2019.
Figures : la page de garde et une double page de formules de la Pharmacopée des pauvres. Photographies issues d’un CD de la Pharmacopée offert à l’auteur par le conservateur général des bibliothèques publiques de Nancy en 2003.