L’université de Pont-à-Mousson, souvent dite « du Pont » à l’époque, est créée en 1572 par une bulle du pape Grégoire XIII, sous le règne du duc de Lorraine Charles III et grâce à l’opiniâtreté du cardinal Charles de Lorraine-Guise (1525-1574). Grande figure politique et religieuse, archevêque de Reims, proche parent du duc, il a activement participé au Colloque de Poissy (1561) et au Concile de Trente, qui se termine en 1562-1563 et à partir duquel se met en place la Contre-Réforme, à laquelle le cardinal s’est rallié et dont la création de l’université au Pont est un élément. En effet, la formation d’une université en Lorraine répond à un besoin d’enseignement puisque jusqu’alors il n’y en existe pas, mais également au désir de s’opposer à la progression de la religion réformée, en particulier à Metz, qui est française depuis 1552. Une installation de l’université dans cette ville est même envisagée, mais elle ne se concrétise pas pour différentes raisons. C’est pour cela que Pont-à-Mousson, en Lorraine ducale et à mi-distance entre Nancy et Metz, est choisie. La ville a par ailleurs l’avantage d’occuper une position centrale par rapport aux trois évêchés de Verdun, de Toul et de Metz. Il s’y trouve aussi une importante propriété appartenant aux antonistes et disposant d’une église, qui pourrait être utilisée par l’université. Celle-ci reçoit du pape des privilèges comparables à ceux d’universités prestigieuses. Sa direction est confiée à la Compagnie de Jésus, dont le cardinal est le bienfaiteur et le protecteur. Ses membres se sont fait une spécialité de l’enseignement et de la défense du catholicisme. Il est convenu que la Compagnie établira aussi à Pont un collège, aussi important que ce qu’elle a déjà réalisé dans d’autres villes, et que le recteur appartiendra à la Compagnie.
L’installation de l’université
L’installation de l’université est longue et difficile car les jésuites ne se laissent pas aisément convaincre. Le transfert de la propriété des bâtiments de la commanderie antoniste a lieu en mai 1574. La faculté des arts et de philosophie, et la faculté de théologie sont placées sous la responsabilité directe des jésuites. Mais il ne peut pas en être de même pour les facultés séculières : droit (canon et civil) et médecine, dont les professeurs sont des laïcs, et où l’orthodoxie religieuse est difficile à contrôler. Aussi les autorités de la Compagnie montrent-elles peu d’empressement, si bien que Charles III doit insister. Si l’arrivée des premiers enseignants a lieu en novembre 1574, les facultés laïques devront attendre. L’enseignement de médecine commence seulement en 1592 avec Toussaint Fournier, qui enseigne chez lui à titre officieux avec l’autorisation du recteur. Le premier professeur officiellement nommé par le duc est Charles Le Pois en 1598. Il est en même temps désigné pour la fonction de doyen de la Faculté de médecine.
Les facultés de droit et de médecine trouvent place dans le quartier de la rive gauche de la Moselle, qui se trouve dans le diocèse de Toul, et les autres de l’autre côté de celle-ci, dans le diocèse de Metz. Les jésuites établissent leur maison à cet endroit, au bord de la rivière, dans les bâtiments de l’ancienne commanderie de Saint-Antoine, créée au début du XIIIe siècle, à laquelle de nouvelles constructions sont ajoutées en 1582 puis en 1608. Auparavant, les antonistes s’y occupaient des malheureux atteints du « mal des Ardents » ou « feu de Saint-Antoine », l’ergotisme, consécutif à l’ingestion de pain fabriqué avec de la farine issue de céréales parasitées par l’ergot de seigle.
L’ensemble forme un quadrilatère limité, en suivant le sens des aiguilles d’une montre, d’abord par la rivière et d’étroits terrains, puis par les vignes des Prémontrés, l’église et le cimetière de l’ancienne paroisse Saint-Martin, puis, sur le troisième côté, presque parallèlement à la rivière, par un ensemble de maisons particulières au milieu desquelles se trouvent des dépendances de l’université, une cour, un passage et une rue, l’ensemble longeant ce qui est aujourd’hui la rue du Camp. Le quatrième côté du quadrilatère, le long de la rue Gambetta actuelle, autrefois rue Saint-Antoine, est bordé par la bibliothèque, l’église des jésuites, antérieurement chapelle des antonistes et aujourd’hui église Saint-Martin, puis le mur de clôture et la porterie, enfin des maisons particulières. La rue se prolonge par un pont qui enjambe la rivière et rejoint l’autre partie de la ville. Les bâtiments du lycée Marquette et l’église donnent actuellement une idée de ce que représentait cet ensemble et quelle était sa localisation.
À l’emplacement de l’actuelle rue Saint-Martin et en partant de l’église, se trouvent alors successivement une première cour, puis une seconde, plus longue que large et dite « cour devant la pharmacie », puis le bâtiment de la pharmacie, à un étage, et de son laboratoire, immeuble qui abrite aussi l’infirmerie des pères, et derrière lui un jardin botanique et enfin un musée. Le jardin est totalement entouré de bâtiments. Au delà se trouve un vaste espace comportant des jardins et des arbres. Ces cours et ces bâtiments ont disparu avec le percement de la rue.
La pharmacie de l’université
Les jésuites donnent un grand développement à l’art pharmaceutique. Nous savons qu’ils choisissent rapidement un apothicaire puisque Samuel Phulpin, « jardinier simpliste », exerce déjà en 1606. Le bâtiment de pharmacie est modifié en 1656 et en 1719. La pharmacie est dotée de boiseries qui doivent supporter des pots et des chevrettes. Les murs sont ornés de six tableaux qui représentent saint Côme et saint Damien, Hippocrate et Galien, Hermès Trismégiste (trois fois grand), pseudonyme qui se rattache à l’assimilation du dieu égyptien Thot au dieu grec Hermès, et aux origines égyptiennes de l’alchimie, et enfin Schroeder, célèbre médecin « allemand », auteur d’un ouvrage très réputé dont il sera question plus loin. La Faculté de médecine de Nancy expose actuellement dans sa salle du conseil d’administration, six tableaux octogonaux qui sont vraisemblablement ceux-là1. Des animaux sont présentés, comme c’est alors l’habitude. Trois laboratoires complètent l’ensemble. Le « grand laboratoire » est une vaste pièce dallée comportant plusieurs fourneaux et tout le matériel nécessaire aux diverses opérations, et en particulier de chimie, distillation par exemple, puisqu’il s’y trouve des alambics. Les documents conservés dans les archives montrent que les réserves sont très abondantes en récipients de toutes sortes, destinés à recevoir des plantes, des médicaments comme la thériaque et les confections d’alkermès et d’hyacinthe. La pharmacie comporte aussi une riche bibliothèque d’ouvrages d’anatomie, de médecine et de chirurgie, de botanique, de chimie et de pharmacie. Parmi ces derniers figurent des pharmacopées et des formulaires, dont la célèbre Pharmacopeia medicochymica sive thesaurus pharmacologicus de Johann Schroeder (1600-1664), éditée à Ulm en 1641, qui connaît un nombre important d’éditions latines et des traductions, et qui a été longtemps considérée comme le manuel de référence de l’art pharmaceutique. La présence du portrait de son auteur dans la pharmacie est peut-être une conséquence de sa grande notoriété.
Le bâtiment de la pharmacie est aussi celui de l’infirmerie et il s’y trouve un très important matériel chirurgical, ce qui semble signifier que l’apothicaire du collège est aussi le chirurgien, ce qui est classique chez les laïcs dans les campagnes, mais qui est étonnant ici car il est interdit aux clercs de se livrer à la chirurgie depuis le concile de Latran en 1215. Comme nous le verrons plus loin, l’apothicaire n’est pas toujours un laïc puisque nous connaissons plusieurs frères jésuites qui exercent la fonction. Cet apothicaire est nommé par le duc et prête serment devant le recteur, en particulier « de soulager gratis les pauvres escholiers ». Nommé « apothicaire de l’université », il n’en est pas pour autant titulaire des lettres de maîtrise, c’est-à-dire « diplômé », et il n’appartient pas à la communauté des apothicaires de Pont-à-Mousson. Il semble d’ailleurs qu’aucun des apothicaires de l’université n’a été diplômé, qu’il ait été laïc ou jésuite. Les règlements ne semblent pas l’avoir exigé. Cela se comprend ; en théorie il ne doit avoir de contact qu’avec les écoliers, les étudiants et les membres de la communauté religieuse car son officine n’est destinée qu’à leur usage. Toutefois, dans la pratique, ce n’est pas du tout le cas… Plusieurs noms d’apothicaires sont connus avec quelques dates d’exercice, mais la chronologie est difficile à établir. Il faut citer Samuel Phulpin, en même temps « jardinier simpliste » de la Faculté de médecine de 1606 à sa mort en 1660, Claude Loyssie (ou Loizy), Paul Loyssie, sans doute son fils, et Pierre Loyssie, le fils de Paul. Pierre Loissye est le successeur de Phulpin comme jardinier simpliste, et, comme son père, apothicaire des religieuses de Sainte Claire en ville. Plusieurs frères jésuites sont également apothicaires : Frère Barbilard, Frère Rémion, Frère Millard.
Le commerce pharmaceutique des jésuites
Les pères jésuites sont très fiers de leur apothicairerie et la font visiter à leurs hôtes. C’est ainsi qu’en 1678, la reine Marie-Thérèse, épouse de Louis XIV, y est reçue par Frère Barbilard, « qui en avait le soin pour lors (..) et était en réputation par toute la Province », qui lui montre le célèbre « fœtus mussipontain »2. En effet, cette pharmacie de l’université est très renommée et elle assure la fourniture de médicaments aux membres de la noblesse et de la bourgeoisie ainsi qu’aux communautés religieuses et aux médecins et chirurgiens de la ville et des environs. Son « rayon d’action » est important comme en témoignent ses livres de compte et les mémoires envoyés aux clients, par exemple M. Nau, chirurgien à Chambley, distant de vingt kilomètres, ou M. Le Bègue, médecin à Etain, distant de plus de quarante-cinq kilomètres à vol d’oiseau… Au début de son règne (1697-1729), dans les textes qu’il a fait promulguer, Léopold a rappelé les interdits qui frappent les clercs et les réguliers en matière d’exercice de la médecine. Il leur est aussi interdit d’exercer la pharmacie à l’extérieur de leurs établissements, sauf par charité. Mais les textes ne servent à rien, à Pont comme ailleurs, et les religieux et religieuses, et donc « nos » jésuites, continuent leurs ventes illicites de médicaments tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur maison mussipontaine. En 1730, un procès oppose les apothicaires de Nancy aux jésuites de la ville, qui se livrent au même commerce, et le souverain leur accorde le droit de vendre aux Nancéiens des remèdes simples autres que vénéneux, dans le sens de toxique ou de poison, signification latine du mot venenum. Il leur précise qu’ils n’ont pas le droit de faire de même pour les remèdes composés, si ce n’est de les offrir aux pauvres. Bien sûr les jésuites nancéiens ne tiennent guère compte de cette décision, et leurs confrères mussipontains, à qui elle ne s’adresse pas directement, mais qui auraient dû se dire que leur tour viendrait, pas plus… Ceci explique l’importance des stocks de miel et de sucre dans leur pharmacie, qui laisse supposer qu’ils fabriquent quantité de sirops et de potions ou de l’hydromel. Il en est de même pour l’axonge, c’est-à-dire la graisse de porc au sens premier, mais aussi l’axonge de chien, de chat, de cheval, de blaireau et de vipère, chacune ayant, au moins en théorie à l’époque, ses propriétés spécifiques. L’axonge de vipère est réputée et sert pour préparer l’emplâtre de Vigo.
Les jésuites ne font pas que délivrer les médicaments que viennent demander chez eux les Mussipontains et les habitants des campagnes alentour. Ils exécutent aussi les ordonnances des médecins. Toute cette activité constitue une concurrence très importante pour les apothicaires de la maîtrise mussipontaine placée sous la protection de la Faculté de médecine. C’est en raison de tous ces abus qu’un procès est intenté contre les jésuites et les chanoines réguliers, et que ces derniers sont condamnés par un arrêt du conseil ducal en date du 19 janvier 1718. Trois jours plus tard, le 22, une réunion rassemble les apothicaires, les professeurs et les docteurs en médecine de la ville chez le doyen de la Faculté. Pour faire cesser ces détournements d’activité, les médecins prennent la décision d’adresser directement leurs ordonnances aux apothicaires qui, de leur côté, s’engagent à disposer constamment de toutes les drogues nécessaires à leur exécution et de servir ponctuellement les prescriptions. Si cette décision a un effet, il n’est que temporaire car le livre des recettes de la pharmacie des jésuites continue d’enregistrer de longues listes de ventes de médicaments composés et de drogues. Le corps médical mussipontain menace à nouveau en juillet 1749.
Ces relevés montrent également que l’apothicaire de l’université prépare et vend les médicaments « officiels » des pharmacopées et formulaires, mais qu’il dispose aussi de formules particulières dont les jésuites ont le secret. C’est ainsi qu’une tisane « vermifuge purgative et cordiale » dont ils possèdent la formule, riche de dix composants, est présente dans un registre conservé aujourd’hui aux Archives départementales à Nancy (MsSAL 303). Ces documents révèlent aussi que l’apothicaire pratique couramment la saignée et administre les clystères, ce qui se fait à la maison, donc hors du collège… Mais, si l’administration des clystères est classiquement du domaine de l’apothicaire, la saignée est du domaine du chirurgien, et il n’en manque pas en ville… Il y a donc exercice illicite de deux activités et concurrence déloyale, même si les jésuites rendent d’indéniables services à la population de la ville et de la région. Toute cette activité médico-pharmaceutique prend fin après la mort de Stanislas, par la suppression de la Compagnie de Jésus en Lorraine par l’édit de Louis XV du 1er juillet 1768, et, le 3 août suivant, par le lancement des lettres patentes ordonnant le transfèrement à Nancy de l’université de Pont à compter du 1er octobre qui suit.
Conclusion
Il apparaît donc que les ecclésiastiques, qui ont très fortement contribué au développement de la médecine et des activités qui lui sont attachées, chirurgie et pharmacie, et en particulier les religieux dans leurs monastères, dotés d’une infirmerie, d’une tisanerie et d’un jardin botanique, ont, pendant très longtemps, manifesté la plus grande réticence à abandonner ces activités. Ils auraient pu simplement y mettre un frein ou seulement plus de discrétion, et moins mépriser les ordonnances et les autres textes qui leur étaient régulièrement rappelés. Ces pratiques relevaient naturellement de la bienfaisance et de l’aide due aux pauvres, malades et démunis, et à leur accueil dans les monastères, mais aussi, il faut bien le dire, de considérations économico-financières, car elles apportaient d’importantes ressources à leurs communautés. Après la Révolution et en raison des changements profonds auxquels elle a conduit, ces pratiques ont diminué. Elles n’ont pas pour autant disparu. Il suffit pour s’en convaincre de dresser une liste des médicaments qui portent le nom d’un ecclésiastique : « remède, tisane, secret de santé, cure souveraine, jouvence…, du curé ou de l’abbé de… ». Il ne s’agit aucunement de contester l’efficacité de certains de ces médicaments, mais simplement de constater l’existence fréquente d’un exercice illicite de la pharmacie…3.
Pierre Labrude, mai 2019.
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Notes
- La photographie de quatre d’entre eux (saint Côme, saint Damien, Galien et Hermès Trismégiste) figure en page 65 du numéro 401 (2019) de la Revue d’histoire de la pharmacie.
- La description est faite en 1659 par le doyen Pillement. Une femme d’une soixantaine d’années se plaignait depuis plusieurs décennies de la présence d’une masse abdominale conduisant à une pénible sensation de pesanteur. Frère Barbilard lui avait préparé de nombreux médicaments qui ne l’avaient pas soulagée. À sa mort, et à l’autopsie, il avait été trouvé dans l’abdomen un fœtus calcifié entouré de ses annexes, conséquence d’une grossesse abdominale, où la nidation de l’œuf s’était faite au milieu des anses intestinales avec calcification secondaire. L’observation a soulevé à l’époque un vif intérêt et attiré l’attention sur Pont et sur sa faculté de médecine.
- Ces quelques pages pourront servir d’introduction à la lecture de la remarquable étude réalisée par Anne-Hélène Henryot, docteur en pharmacie et pharmacienne officinale, et sa soeur Fabienne, historienne et maître de conférences, parue en 2011 aux Annales de l’Est (n°1, p. 69-93) sous le titre « Savoirs et savoir-faire pharmaceutiques au collège des jésuites de Pont-à-Mousson au XVIIIe siècle ».