Georges Jacquemin et L’Institut de recherches scientifiques et industrielles Jacquemin de Malzéville-Nancy, une entreprise dédiée à la biologie, à la pharmacie
et aux produits phytosanitaires
La fin du XIXe siècle est marquée par la recherche et la réalisation d’applications industrielles des découvertes scientifiques. En biologie, les recherches de Pasteur ouvrent la voie à une meilleure connaissance des procédés et à la capacité des industriels à les orienter et à les contrôler. Par ailleurs et en même temps, les relations entre les scientifiques et les industriels sont nombreuses et importantes, et elles vont être très fructueuses pour l’université. A ce moment, l’activité brassicole est importante en Lorraine, tout comme l’est l’activité vinicole, la vigne étant largement présente dans la région. Le vignoble lorrain reste prospère, et la crise du phylloxéra ne l’atteint qu’en toute fin du siècle. A Malzéville, dont il va être question, la vigne est exploitée depuis longtemps. Son existence reste présente dans nos mémoires, des noms de rues le rappellent encore ici et là, et quelques vignes existent toujours à Malzéville, qui a possédé sa Côte rotie. C’est dans ce riche et actif contexte national et lorrain que vont naître et se développer les activités et les productions de Georges Jacquemin.
Les débuts
C’est en 1894 que Georges Jacquemin fonde l’Institut de recherches scientifiques et industrielles qui porte aussi son nom : Institut Jacquemin. Né le 3 décembre 1862 à Strasbourg, il suit à Nancy ses parents qui ont quitté l’Alsace annexée. Son père Eugène Théodore est professeur de chimie à l’école supérieure de pharmacie de Nancy après l’avoir été à Strasbourg. Il était aussi le directeur de la Station agronomique d’Alsace à partir d’avril 1864, puis le chargé du cours de chimie agricole de la faculté des sciences à partir de juillet 1869. Ceci a sans doute son importance dans l’orientation professionnelle de son fils, d’autant plus qu’au cours de sa carrière, le professeur Jacquemin s’est beaucoup intéressé à la chimie alimentaire, et entre autres aux vins et aux colorants comme la fuchsine, qui peuvent y être ajoutés, ainsi qu’à la fabrication d’engrais. Georges Jacquemin entend certainement parler de tout cela à la maison, puis à l’école de pharmacie à Nancy lorsqu’il y est élève.
Bachelier ès-sciences le 28 mars 1882, il suit les traces de son père et de son grand-père, pharmacien à Schirmeck. Il devient donc élève en pharmacie à Nancy. Après son stage officinal et l’examen de validation où il est reçu le 1er novembre 1884 avec la mention bien, ses études commencent et se poursuivent dans de très bonnes conditions : une mention très bien à l’examen de fin de 1e année le 6 novembre 1885, une mention bien en 2e année le 3 novembre 1886 ainsi qu’à l’examen semestriel du 1er avril 1887. Mais, s’il mérite la mention assez bien au 1er examen de fin d’études le 8 novembre 1887, il est ajourné au second le 17 avril 1888… Il ne se présente pas aux sessions suivantes et abandonne les études et la carrière pharmaceutique ! L’aurait-il fait sans cet échec ? Ou cet échec était-il souhaité parce qu’il n’avait plus envie de devenir pharmacien et qu’il avait d’autres perspectives comme nous allons l’observer ? Nous l’ignorons.
En effet, en 1884, Georges Jacquemin a été nommé préparateur à l’école, et cette situation lui a permis de fréquenter les laboratoires et de disposer de moyens d’expérimentation. Il s’adonne d’abord à la chimie. Trois mémoires paraissent dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences et il est admis à la Société chimique de Paris. Toutefois, dès août 1886, il délaisse la chimie pour se consacrer à la microbiologie, et, sur les conseils de son père, il commence à s’intéresser aux levures du vin et à leurs applications pour l’amélioration des boissons fermentées, ainsi qu’il l’écrit en 1900 dans son livre Les Fermentations rationnelles. Pasteur et Jacquemin s’étaient rencontrés à Strasbourg, et, dans la notice nécrologique du professeur Jacquemin en 1910, on peut lire : Ancien collaborateur à Strasbourg de Pasteur, (il) portait son attention sur les applications des belles théories microbiologiques.
Au début de l’année 1888, Georges Jacquemin reprend les travaux d’Emile Duclaux sur la « levure de Champagne » et il écrit : le goût, la qualité du vin dépendent certainement pour une grande part de la nature spéciale des levures qui s’y développent pendant la fermentation de la vendange. Il travaille d’abord sur Saccharomyces ellipsoïdeus et, à propos de la fermentation due à l’intervention de cette levure, il indique : si on soumettait un même moût de raisin à l’action de levures distinctes, on en retirerait des vins de diverses natures. Cette levure lui permet de préparer un vin d’orge au sujet duquel il dépose un brevet le 25 juin 1887 et qui, soumis à des experts et dégustateurs, lui permet de préciser : les vins d’orge produits sous l’influence des champignons propres aux raisins de Riquewihr, de Chablis, de Beaune, possédaient le bouquet caractéristique de ces crus au point que les dégustateurs s’y sont trompés et ont pris, par exemple, le vin d’orge pour du chablis, et cela à Chablis même.
Ce travail sur le vin d’orge est présenté à l’Académie des sciences le 5 mars 1888. Pasteur avait écrit au professeur Jacquemin le 2 : Je lirai ce travail avec grand intérêt. La voie où se trouve M. votre fils est très féconde. Ce vin fait aussi l’objet d’une communication à l’Académie de médecine où le mémoire est lu le 29 mai, et il reçoit à nouveau l’appui et les éloges de Pasteur. Plusieurs publications lui sont ensuite consacrées. Georges Jacquemin reçoit cette même année la médaille d’or de la Société des agriculteurs de France et, l’année suivante, une médaille d’argent à l’Exposition internationale d’hygiène de Cologne et une de bronze à l’Exposition internationale de Paris. Le vin d’orge, qui est une boisson saine, nourrissante comme la bière, stimulante comme le vin, pourrait devenir, vu son bas prix, le vin des classes peu aisées. Mais se pose le problème de la place que l’administration peut donner à cette boisson, et surtout à sa taxation… : est-ce du vin ou de la bière ? Faute d’une réponse satisfaisante, le vin d’orge ne sera pas commercialisé…
A partir de la fin de cette année 1888, Jacquemin commence ses expérimentations sur des levures sélectionnées et améliorées, en collaboration avec des viticulteurs de la région, à qui il fournit ses levures de Chablis et de Riquewihr qui lui permettent d’obtenir des vins possédant un bouquet subtil et généreux, digne des plus grands crus, les vins blancs de Chablis et d’Alsace. Lamy, viticulteur à Vic-sur-Seille, et plusieurs autres viticulteurs des différentes régions de notre pays procèdent à des essais dont les résultats satisfaisants obtenus en 1891 sont exposés par Jacquemin dans la revue L’Union pharmaceutique l’année suivante.
Le professeur Jacquemin est admis à la retraite en 1895 et il s’installe à Malzéville, où son fils a créé, l’année précédente, un laboratoire de recherches scientifiques appliquées à l’agriculture et à l’industrie. Ils font édifier les bâtiments et organisent les laboratoires qui vont constituer l’Institut de recherches scientifiques et industrielles Jacquemin. Ce nom correspond bien à la destination de l’établissement dans le contexte de l’époque. Auparavant Georges Jacquemin était devenu en 1891 le directeur scientifique de l’Institut La Claire, une entreprise située près de Morteau, dans le Doubs, dévolue à des activités similaires aux siennes : la culture de levures de vins.
L’Institut La Claire, une entreprise que nous connaissons mal
Mais tout n’est pas clair dans cette création. En effet, en 1892, Georges Jacquemin écrit dans le numéro précité de la revue L’Union pharmaceutique : Pour rendre l’emploi des levures pures actives pratique en viticulture, je suis arrivé à la création de l’Institut La Claire, non loin du Locle, près de Morteau (Doubs). Est-il alors seulement le directeur scientifique de l’établissement ou en même temps son créateur ou un actionnaire ? Il indique que l’emplacement lui a été proposé par le pharmacien et chimiste suisse James Burmann (ou Burmanne) dans une propriété qui lui appartient. L’institut est situé en Suisse, à mille mètres d’altitude dans un endroit où l’air et l’eau sont très purs. Une photographie du site et du bâtiment est connue. Toutefois, on trouve aussi que l’établissement a été fondé par Burmann lui-même, qui loue les locaux à la société Burmann et Cie à partir du 23 mars 1904. Lui-même réside à La-Chaux-de-Fond.
Une facture de l’entreprise, datée de 1897, indique que le directeur de l’institut est James Burmann. Une autre, du 5 janvier 1900, montre une vue des bâtiments. Outre la mention des nombreuses médailles et récompenses obtenues entre 1891 et 1899, elle permet de savoir que les procédés mis en œuvre sont ceux de Jacquemin, et qu’un des collaborateurs est L. Marx, lauréat de la Société nationale industrielle d’encouragement. Une autre facture, celle-ci de 1904, indique que le société James Burmann et Compagnie dispose de deux adresses, l’une à Morteau, en France, et l’autre au Locle, en Suisse. Elle mentionne l’obtention de diverses récompenses, dont le Grand prix 1893 de la Société des agriculteurs de France, que Georges Jacquemin fait figurer sur ses factures à Malzéville. L’entreprise s’occupe de « cultures de levures pures de vin » et elle assure la vente des livres dont Georges Jacquemin est l’auteur.
Les levures sont sélectionnées à Malzéville, puis cultivées et expédiées depuis Le Locle, dont l’adresse postale et télégraphique est à Morteau. Un document inséré dans un ouvrage de Jacquemin présente une très longue liste de levures sélectionnées à partir de cépages divers et de crus renommés : par exemple Arbois, Beaune, Margaux, Meursault. En 1933 encore, donc plusieurs années après le décès de Jacquemin, qui est survenu en 1925, l’institut publie à Malzéville une plaquette de cinquante-deux pages intitulée : Cultures de radiolevures de vins de grands crus de l’Institut La Claire. C’est l’époque en effet où la radioactivité a bonne réputation et où l’on pense qu’une irradiation améliore la qualité et les propriétés de divers produits. Une autre lui fait suite en 1936. Les levures de cidrerie font aussi l’objet de recherches et de publications, et l’institut expédie des levures appelées Vallée d’auge qui sont destinées à cette activité. Des levures concentrées sont spécialement préparées et conditionnées pour l’exportation. C’est Burmann qui s’occupe de cette activité.
L’histoire de l’entreprise est compliquée, mais aussi quelque peu éclairée par le fait qu’il existe à Dijon un autre institut La Claire qui se targue de disposer de l’exclusivité de la commercialisation des radiolevures Jacquemin depuis 1891. Affichant sur ses factures la culture de levures des grands crus, il indique utiliser les procédés Jacquemin. Une publicité s’adresse aux apiculteurs en vue de la préparation d’hydromel, une boisson à laquelle Jacquemin s’intéresse, à l’aide de « multi-levures ou radio-levures pour hydromel de La Claire – 4-6 rue Ranfer ». Les installations de la rue Ranfer-de-Bretenières, situées face au cirque Tivoli devenu square Rouquel, sont représentées sur les factures. Après la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise a encore pour raison sociale François et Cie, un calendrier de 1955 vante toujours les levures Jacquemin, et un numéro de téléphone à huit chiffres est connu en 1969. J’ignore en quelle année l’établissement disparaît. Une étude particulière mériterait de lui être consacrée.
L’Institut Jacquemin de Malzéville et ses productions
Comme déjà indiqué, l’institut est fondé en 1894. A l’origine, il s’agit seulement d’un laboratoire de recherches scientifiques appliquées à l’agriculture et à l’industrie. Une publicité de 1900 nous apprend qu’il ne fait aucun commerce, que les nouvelles levures de distillerie (…) ne sont jamais facturées et que les travaux (…) consistent dans l’étude des questions scientifiques applicables à l’agriculture, et dans la recherche de procédés industriels nouveaux. A ce moment, les collaborateurs de Jacquemin sont Danten, Alliot, Pique, Thiry et Labey pour « la surveillance des mises en route des procédés brevetés dans les fabriques d’alcools ». Les affaires ayant prospéré, la main d’œuvre devient importante, comme en témoignent les nombreuses cartes postales disponibles, et Gilbert Gimel, ingénieur agricole, rejoint l’entreprise. En raison du succès qu’il rencontre, Georges Jacquemin est contraint d’améliorer sans cesse la sélection des souches de levures, la qualité des moûts nourriciers et aussi des récipients d’expédition afin d’éviter les pertes d’activité et les contaminations.
Ultérieurement et à la suite des recherches et découvertes faites par l’institut, l’entreprise entreprend la fabrication et la vente de produits très divers : levures pures de raisins sélectionnées appelées Ferment Jacquemin, levures dites spéciales ayant acquis au laboratoire des propriétés particulières et destinées aux distillateurs, brasseurs, etc., boissons fermentées auxquelles l’institut a apporté des améliorations de préparation, produits chimiques destinés à l’œnologie, la brasserie, la cidrerie, la fabrication des couleurs, la teinture, l’impression, la décoration des étoffes, l’extraction des corps gras, la photographie, et enfin la bouillie cuprique ou Bouillie cupri-sulfi-formolée ou encore Bouillie unique-usage (sic), formée de « bisulfite cuivreux et d’aldéhyde formique », inventée par Gimel, et destinée au traitement préventif et curatif des maladies des vignes, arbres fruitiers, plantes horticoles, légumières et ornementales comme le mildiou, l’oïdium, le black-rot, la cloque, la tavelure. Cette bouillie détruit les insectes comme pyrale, cochylis, puceron lanigère, etc.
Le Ferment Jacquemin, ou Cure de raisin en toute saison, un médicament…
Il s’agit là de l’application thérapeutique des levures de vin. Jacquemin revient donc d’une certaine manière à la pharmacie. Au moment où il s’intéresse à ce sujet, le ferment employé est la levure de bière, recommandée dans le traitement de la furonculose, qui se cultive alors à basse température, n’est pas pure et dont l’absorption n’est pas forcément agréable. De plus, le micro-organisme n’est pas adapté à la température du tube digestif, ni certainement à l’acidité régnant dans l’estomac. Aussi les résultats thérapeutiques sont-ils médiocres. Jacquemin pense donc appliquer ses ferments de raisin au traitement de maladies d’origine microbienne en sélectionnant une souche de levure résistant aux conditions physico-chimiques du tube digestif tout en conservant ses propriétés biologiques. Des travaux de l’entreprise relatifs à la brasserie lui ont permis de mettre au point des procédés d’obtention et de culture de levures qui, « basses » à l’origine, sont devenues capables de produire des fermentations et d’être employées industriellement à « haute » température.
Avec ses collaborateurs, Georges Jacquemin modifie une levure de raisin provenant des pays chauds en vue de lui permettre de supporter ces conditions. J’ignore de quels pays il s’agit, peut-être est-ce l’Algérie avec laquelle il est en relations. Ainsi naît le Ferment Jacquemin qui est présenté à l’Académie de médecine le 18 novembre 1902 sous le titre De l’application thérapeutique d’une levure pure de raisin sélectionnée et acclimatée à la vie physiologique par la voie stomacale, et qui vaut à son auteur les honneurs de la discussion des corps savants et les éloges du monde médical français. Le Ferment reçoit la même année la médaille d’or du Congrès annuel de médecine expérimentale et de pathologie à Melbourne. Georges Jacquemin publie ses observations dans une brochure de trente-deux pages qui paraît en 1904 avec le même titre que sa communication de 1902. Une facture de cette même année mentionne l’existence du « service des ferments purs de raisins des pays chauds pour application thérapeutique ».
Ce qui peut être considéré à l’époque comme un médicament et dont nous dirions peut-être aujourd’hui qu’il s’agit d’un alicament, est présenté par son inventeur comme le microbicide par excellence, le dépuratif le plus puissant et le plus inoffensif, le seul composé d’éléments naturels. Il est, précise Jacquemin, sans rival contre : les maladies des voies digestives, de la peau, la furonculose, le rhumatisme et le diabète, etc. Le « médicament » est déposé dans toutes les bonnes pharmacies. Jacquemin conseille aussi son Ferment dans la constipation, l’entérite, l’appendicite ou la grippe… Il n’est pas le seul à s’intéresser aux ferments de raisin. D’autres laboratoires préparent et commercialisent de tels produits dans la même indication.
De nombreux articles et encarts publicitaires portent l’existence du produit à la connaissance du public. Dans un but philanthropique, et certainement aussi publicitaire et commercial, ce qui est bien normal, Jacquemin souhaite que sa découverte soit mise à la disposition de tous. Aussi, sur demande écrite, l’institut envoie gratuitement des brochures explicatives, cependant qu’il expédie directement franco de port et d’emballage le médicament aux malades. Jacquemin lui-même indique à un journal qu’il en prend à tous les repas pour lutter contre son excédent de poids, et son personnel aussi dès qu’il ne va pas bien. Tous se portent à merveille… Le flacon dans lequel le Ferment est vendu, a une forme qui est peut-être spécifique à l’institut et participe aussi sans doute à sa publicité. Nous l’avons vu, le produit se trouve en pharmacie, en flacon simple ou double, ce dernier, semble t-il pour une cure de trois semaines.
En 1933-1934, la publicité du même produit est plus élaborée. Après avoir indiqué qu’il a été présenté à l’Académie de médecine, elle précise que le Ferment est constitué d’une culture active de levure pure de raisin (Saccharomyces ellipsoïdeus) à grande sécrétion diastasique, qu’il est indiqué contre le manque d’appétit, la dyspepsie, l’anémie, la furonculose, l’eczéma, le psoriasis, l’anthrax, le diabète, la grippe, etc., qu’il est très bon à boire, ayant un excellent goût de vin nouveau, enfin que les enfants le prennent volontiers. Ce type de « médicament » est encore au « goût du jour » à ce moment, car l’année suivante, le Bulletin de l’Association des anciens étudiants de la Faculté de pharmacie de Nancy publie un court article d’un médecin, consacré au jus de raisin, où il est question de ses ferments et qui est qualifié de véritable élixir de vie… J’ignore à quel moment le Ferment Jacquemin disparaît de la vente.
Les autres productions de l’institut : les produits phytosanitaires, plus exactement « phytopharmaceutiques »
A l’époque du Ferment, de nombreuses préparations sont proposées par l’institut pour le traitement des vignes victimes du mildiou, la plus ancienne et la plus efficace restant la bouillie bordelaise, composée de sulfate de cuivre, de chaux et d’eau. La Bouillie Jacquemin est, selon ses promoteurs, plus économique que cette dernière. Au fil des ans, l’institut met au point ou améliore d’autres bouillies et propose ainsi le Gel-verdet, le Gel-Arsénoverdet, la Bouillie U.-U. pyridinée insecticide qui est une amélioration de la Bouillie unique-usage (d’où le U.-U.), l’Adhésif Jacquemin pour accroître la durée d’action des sulfatages ou encore le Foie de soufre (sulfure de potassium) baryté, complément du soufrage agissant contre oïdium et insectes.
Une facture de 1933, où l’entreprise est une société à responsabilité limitée au capital de 300.000 francs, vante les levures pures sélectionnées et les multilevures, les bouillies UU, UUP et acétocupriques, le Bio-sulfite, l’engrais Plasmin fluoré, l’Adhésif et le Sulbaryte, la Chlorine insecticide pour jardins et le Fluotone pour futailles. Mais il est difficile de connaître avec précision le nombre et l’évolution des productions de l’institut du fait de l’absence d’archives. Les recherches n’ont permis de trouver qu’un seul catalogue, plus exactement, une « notice générale des produits œnologiques », très succincte puisque seulement constituée d’un feuillet recto-verso et non daté. Cette notice mentionne l’établissement principal et sa succursale de Saint-Césaire, dans le département du Gard, et pourrait dater des dernières années de l’entreprise car les numéros de téléphone sont à six chiffres. Elle décrit brièvement les produits suivants indiqués tels que mentionnés : conservateur, sorbate, colle gélatine, colle de poisson, sanocol, T.B.-10 (argile clarifiante), phytate, ferrocyanure, métatartrique, gomme arabique, acide ascorbique, tanins (au nombre de trois), caramels (deux), charbons (deux), bio-sulfite, levures, et enfin produits divers : acides citrique et tartrique, carbonate de chaux, désinfectant Fluotone, mastic, mèches soufrées, phosphate diammonique, solutions sulfureuses à 6% et à 25%, soit vingt-neuf produits chimiques et biologiques. La notice propose des conseils et rappelle la réglementation en vigueur.
Un second document est plus ancien car les numéros de téléphone sont à quatre chiffres, et il ne concerne que le Bio-sulfite Jacquemin qui a dû être un produit-phare et qui contient en volume environ 20% d’anhydride sulfureux et autant de phosphate diammonique. Il date de la période où M. Gilbert Gimel dirige l’institut. La référence qui figure au verso en bas à droite, « B.-L. – 47 – 20174 », pourrait signifier Berger-Levrault (le grand imprimeur nancéien de l’époque), 1947 et le numéro d’ordre du document. Celui-ci précise les emplois du biosulfite : amélioration des vins et défoxage des vins d’hybrides (c’est-à-dire disparition de leur goût propre), ses nombreuses actions, les doses à mettre en œuvre, son mode d’emploi. Un emplacement est réservé pour indiquer les prix et conditions de vente par litre et par kilogramme.
L’institut propose aussi la réalisation d’analyses aux professionnels qui n’ont pas les installations nécessaires, et il dispose pour cela d’un laboratoire d’analyse des vins, cidres et bières où sont déterminés l’extrait, le degré alcoolique, l’acidité, le tanin, le sucre, le plâtrage, etc. Les tarifs des produits et des analyses figurent en particulier dans les livres écrits par Jacquemin.
Les bâtiments
L’entreprise s’installe d’abord dans une maison située au 22 de la rue d’Amance où le professeur Eugène Jacquemin emménage au moment de sa retraite. Il est vraisemblable qu’il travaille avec son fils et le conseille. C’est, d’après ce qui en a été écrit, une maison de vigneron, située au milieu des vignes. Une extension est créée pour servir de laboratoire. En 1902, Jacquemin décide de faire construire un véritable laboratoire ainsi qu’une maison d’habitation. L’immeuble à usage de laboratoire, au delà de la maison initiale, du côté droit de la rue en montant, est édifié en 1903, avec une façade imposante, dans le style des usines de Grande-Bretagne du XIXe siècle. Derrière lui se trouve un autre corps de bâtiment, plus bas, ainsi qu’un assez vaste terrain. L’habitation est édifiée entre la maison primitive et le laboratoire, entre 1902 et 1905, dans l’alignement de ce dernier, avec une architecture qui lui est apparentée et qui comporte en particulier une haute tour abritant l’escalier, comme d’ailleurs le laboratoire en possède une du côté du jardin. Certains éléments décoratifs sont en accord avec l’art nancéien du moment.
Depuis leur construction, ces immeubles n’ont que très peu changé. L’ancien bâtiment industriel se présente comme à son origine sous la forme d’une grande bâtisse « rectangulaire » surmontée d’un fronton triangulaire sculpté et percé d’un œil-de-bœuf. En dessous de celui-ci, un bandeau indique Institut de recherches scientifiques et industrielles et, de part et d’autre d’une plaque rouge où est portée la mention Fondation Jacquemin, qu’il s’y exerce des activités touchant à la Microbiologie et à la Chimie appliquée. Ce bâtiment comporte deux étages et peut-être trois à ses extrémités de part et d’autre du fronton où se trouvaient à l’origine des balcons et où existe encore, du côté droit, une poulie. A cet endroit les fenêtres ont été remaniées et des cheminées ont disparu. L’ensemble a été réhabilité et il accueille maintenant des appartements.
Les nombreuses cartes postales et un petit livret de photographies, auxquels s’ajoutent les illustrations présentes dans les ouvrages de Georges Jacquemin, permettent de se rendre compte de la nature et de l’importance des installations et de la main d’œuvre au moment sans doute de l’apogée de l’entreprise. Les vues montrent plusieurs des installations du laboratoire de microbiologie, le laboratoire de chimie, ceux de « recherches de distillerie » et de « recherches brassicoles », la salle des collections, la préparation des moûts de culture et des levures industrielles, le lavage et la stérilisation des flacons, le bouchage des flacons destinés à l’exportation, le monte-charge et la salle de coiffage des flacons, la salle d’emballage, la comptabilité. D’autres vues montrent des attelages devant l’immeuble dans ce qui s’appelle alors la rue d’Amance, et qui est maintenant la rue Maurice-Barrès.
Ces cartes présentent également l’ensemble immobilier du côté du jardin avec la tour crénelée en briques et pierre munie d’une horloge. Elles permettent de constater l’existence d’un personnel important dans les différents services de l’entreprise. La photographie de la comptabilité revèle la présence de treize employés. Leur observation attentive montre l’absence presque totale de personnel féminin. Pour sa part, la brochure intitulée Travaux du laboratoire de recherches scientifiques et industrielles…, mais malheureusement non datée, présente l’organigramme de l’établissement. Immédiatement après M. Jacquemin se trouve M. Henri Alliot, ingénieur agricole et chimiste, directeur, dont le nom est le seul inscrit en gras avec celui du fondateur. Viennent ensuite MM. Piquet, chimiste pour le service de brasserie, fermentations, etc., Pozzi-Escot, chimiste pour le service des recherches de chimie pure, Gimel, ingénieur agricole et chimiste pour le service de microbiologie et de recherches agronomiques, et trois employés, MM. Thiry, Favier et Lallemand. Le service technique comporte MM. Danten, collaborateur principal pour la brasserie et la distillerie, et Labey, contremaître, ce qui signifie la présence de divers ouvriers. Enfin, le service commercial est dirigé par M. Grimault à Paris. Cette brochure n’est pas antérieure à 1902 et ne doit guère être postérieure à cette année.
L’institut après la mort de son fondateur
A la mort de Georges Jacquemin le 27 octobre 1925 à l’âge de 63 ans, Gilbert Gimel devient le directeur de l’institut. Comme Georges Jacquemin, il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Guide de l’emploi de l’acide sulfureux en vinification, qui reçoit une médaille d’or au concours agronomique de 1911 de la Société des agriculteurs de France, et connaît plusieurs éditions. Il est aussi le co-auteur, avec Henri Alliot et deux autres personnes, d’une encyclopédie rurale intitulée La Vie moderne à la campagne, ou Guide du citadin dans ses rapports avec les choses rurales, petite encyclopédie en six volumes, rédigée par une réunion d’ingénieurs agricoles, anciens élèves des écoles nationales d’agriculture, à l’usage des amateurs, des propriétaires ruraux, des jardiniers, maraîchers, des élèves des écoles d’agriculture et des candidats au professorat spécial d’agriculture. L’ouvrage défini par ce long titre, date de 1904 et a Alliot pour premier auteur.
Henri Alliot, principal collaborateur de Georges Jacquemin, est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages en plus de celui qui est cité ci-dessus. Le plus important est écrit avec Georges Jacquemin, et s’intitule La Technologie agricole moderne… Il en sera question plus loin. Mais il en est d’autres, et en particulier : La Vinification moderne, ou l’art de faire et conserver le vin ; La Cidrerie moderne ou l’art de faire le bon cidre ; Cidre et hygiène, principes de technologie rationnelle, nouveaux procédés en concordance avec la loi sur la répression des fraudes ; Méthodes d’essais des produits anticryptogamiques. D’autres thèmes ont aussi été abordés par H. Alliot.
Le fils de Gilbert Gimel, Raymond, pharmacien de la faculté de Nancy, docteur en pharmacie, diplômé de microbiologie, licencié ès-sciences et chimiste oeologue agréé, le remplace après la Seconde Guerre mondiale et reste à la tête de l’entreprise jusqu’à sa disparition. Comme son père, il travaille sur les vins. Au chapitre des collaborations externes, les recherches ici et là m’ont fait entendre le nom des pharmaciens Monal de Nancy, et je pense que, si cela est avéré, il s’agit d’Ernest Monal (1865-1928) qui avait été le tout premier collaborateur du professeur Petit à l’école de brasserie, où il avait exercé en qualité de chef de travaux pratiques de 1893 à 1902. Le nom Charbonnelle a aussi été prononcé, la famille ayant été liée à la famille Monal. S’agissait t-il de Jacques Charbonnelle, pharmacien diplômé à Nancy en 1953 ? Le nom du professeur Herbeuval (1912-2007), de la faculté de médecine, m’a aussi été cité à propos du Biosulfite Jacquemin…
Les récompenses obtenues et les publications effectuées
Les travaux de Georges Jacquemin et de ses collaborateurs leur permettent d’obtenir de nombreuses récompenses dans les expositions, aussi bien à l’étranger (Hanoï 1902-1903, Vienne 1904 par exemple) qu’en France (Lyon 1894, Bordeaux 1895, Paris 1900 dans la classe 55 à l’Exposition universelle de Paris, entre autres). La première lui a été attribuée en 1888 par la Société des agriculteurs de France comme indiqué précédemment. Dès 1893, il est nommé chevalier du Mérite agricole et il sera ultérieurement promu officier. Entre 1888 et 1914, il rédige et présente des communications, le plus souvent seul comme cela est habituel à l’époque, et il fait imprimer des brochures et des ouvrages dont j’ai dressé un premier inventaire qui comprend quarante-sept titres se rapportant à de nombreux sujets ayant trait aux thèmes d’activité de l’entreprise qu’il a créée. Plusieurs figurent au Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale. On y trouve plusieurs Comptes rendus de l’Académie des sciences, des brochures ou ouvrages sortis des presses de l’Imprimerie nancéienne ou de l’imprimerie Thomas de Malzéville. Il faut en citer quelques-uns : Amélioration des vins par les levures actives de l’Institut La Claire en 1893, Emploi pratique en vinification des levures pures sélectionnées en 1895, L’amélioration des vins par les levures sélectionnées de l’Institut La Claire en 1896, Les fermentations rationnelles en 1900, Conseils rationnels sur la vinification et procédés pratiques pour obtenir la bonne qualité et la conservation des vins rouges et blancs en 1912, Les radiolevures ou multilevures radioactives préparées par l’Institut La Claire à Morteau (Doubs) pour l’amélioration des vins par simple addition à la vendange sans préparation de levain en 1914, etc.
Plusieurs ouvrages sont édités par l’institut, et l’un d’eux, La technologie agricole moderne. La vinification moderne ou l’art de faire et conserver les vins, en deux volumes, est co-édité en 1903 avec le célèbre éditeur parisien Baillière. Seuls quelques ouvrages sont écrits en collaboration. Il s’agit de La technologie agricole moderne… avec Alliot, et qui correspond en réalité à deux titres en partie différents parus à quelques années d’intervalle, et de Conseils rationnels sur la vinification… avec Gimel, dont j’ai trouvé une quatrième édition en 1949. Les publications se poursuivent donc après la mort du fondateur, en continuant à mentionner son nom en bonne place, ce qui montre à la fois le respect qui l’entoure encore et la vitalité de son entreprise. Un employé de la maison a pour mission la surveillance de la mise en place des licences de brevets. La brochure déjà citée, Travaux de l’Institut… mentionne le dépôt de dix-neuf brevets et précise le nom de leurs auteurs lorsque M. Jacquemin n’est pas l’inventeur ou n’est pas seul : Malvezin, Pique, Alliot, Pozzi-Escot. Il y en a certainement d’autres.
La fin de l’entreprise
L’institut connaît le déclin après 1945 et, selon mes sources, l’établissement malzévillois ferme ses portes en 1967. Il possédait, comme déjà indiqué, une succursale implantée dans le Gard. Je n’en connais pas la date de création. Cette « succursalle » aurait pris le relais de la maison-mère nancéienne sous la direction du gendre de M. Jacquemin, M. Clément, mais elle aurait elle-même disparu entre cinq et sept années plus tard selon ce qui m’a été dit à Malzéville.
Il est intéressant de noter qu’en 1910, un agrégé de l’école supérieure de pharmacie de Montpellier, Louis Gaucher, y crée un institut destiné à la préparation industrielle de levures sélectionnées destinées à la vinification des vins du Midi. Louis Gaucher dirige cet établissement jusqu’à la Grande Guerre et prend ensuite une autre orientation. Je n’ai rien trouvé jusqu’à présent sur cet établissement. Il ne serait pas indifférent de savoir s’il a existé des relations entre l’institut nancéien et son homologue montpelliérain, quel a été son destin, et, si son activité s’est poursuivie assez longtemps, quelles ont été ses productions, ce qu’elles étaient en comparaison avec celles de Jacquemin, et s’il a été en relation avec la filiale gardoise de son institut.
Conclusion
L’entreprise malzévilloise ayant fermé ses portes depuis plusieurs décennies et les bâtiments ayant trouvé de nouvelles destinations, beaucoup de témoins ayant disparu, les archives étant introuvables ou ayant été détruites (par un incendie ?), il n’a pas été facile de rassembler la documentation sur cette attachante entreprise intellectuelle et industrielle. En dépit de mes efforts, je n’ai pu retrouver aucune archive et peu de documents de l’entreprise, en particulier seulement quelques catalogues, ni aucune relation de Georges Jacquemin avec d’autres entreprises, cependant que la Société industrielle de l’Est m’a indiqué ne disposer d’aucun document. Par ailleurs, à l’occasion d’un autre travail, j’ai été étonné de son absence parmi les exposants de l’Exposition internationale de l’Est de la France en 1909 alors que j’ai pu constater qu’il avait été très présent et souvent récompensé dans de précédentes et similaires manifestations…
A l’opposé, une source très importante de renseignements sur les préoccupations de l’entreprise est constituée par les brochures et ouvrages qu’elle a fait éditer, sous les noms de G. Jacquemin bien sûr, mais aussi d’H. Alliot, de G. Gimel et de R. Gimel ensuite. Ils figurent régulièrement dans les catalogues de vente des librairies spécialisées et dans les ventes organisées sur Internet. Une autre source de renseignements est constituée par les cartes postales, mais aussi par les factures de l’entreprise qui sont en vente chez les mêmes commerçants. Les produits phytosanitaires Jacquemin, qu’on devrait plutôt appeler phytopharmaceutiques, et toutes ces publications et ouvrages mériteraient une étude précise et spécifique qui ne peut pas rentrer dans les limites de ce travail.
Ayant délaissé la pharmacie qui l’intéressait peut-être assez peu, Georges Jacquemin a consacré sa vie à la microbiologie, en particulier aux levures, et à la chimie. Son intérêt pour ces disciplines lui a permis de réaliser une belle carrière professionnelle et scientifique, et il n’a pas dû regretter ce choix. En son temps, il a été l’un des plus grands spécialistes français et l’un des plus célèbres auteurs dans le domaine de l’étude et de l’amélioration des procédés de vinification. Il semble s’être uniquement, ou au moins essentiellement, préoccupé de ses recherches et de son entreprise. J’ai trouvé la mention : « le plus célèbre auteur du XIXe siècle sur l’amélioration des procédés de vinification », ce qui constitue un beau compliment…
Il serait intéressant de pouvoir confirmer ou infirmer certains des points mentionnés sans preuve tout au long de ce travail, mais ceci repose sur la découverte d’archives, car la prospection aléatoire risque d’être longue et peu productive… Le témoignage d’un habitant de Malzéville qui a bien connu l’institut et ses produits a été d’un grand intérêt. Il m’a indiqué qu’ils étaient « sérieux et réguliers ». N’y a-il pas de plus belle reconnaissance de la qualité d’une entreprise et de son fondateur ? C’est pourquoi il est heureux que le souvenir de Georges Jacquemin demeure à Malzéville grâce à l’attribution de son nom à une allée de la ville, et que ce nom figure toujours fièrement sur le fronton de l’immeuble de la rue Maurice-Barrès, qui a été construit pour l’entreprise, qui l’a abritée jusqu’à sa disparition, et qui a été heureusement préservé et réhabilité.
Pierre Labrude décembre 2018.