Le professeur Albert Leulier (1883-1957)*
Albert Lucien Leulier est né dans la Somme, dans le petit village d’Eaucourt-sur-Somme (environ 500 habitants à l’époque). C’était un enfant chétif, parce que né prématurément à sept mois. Peu de temps après sa naissance, ses parents, petits terriens, s’installèrent à Vauchelles-les-Quesnoy où le père exploita quelques lopins de terre principalement pour la culture du lin et où la mère s’occupa du ménage, de la basse-cour et d’un petit élevage. L’enfant grandit. A cinq ans, il est en classe enfantine à l’école communale de Vauchelles. L’instituteur distingue très vite chez ce petit élève son intelligence et son esprit ouvert à tout et déjà son indépendance. Le jeune curé du village, dont Albert Leulier était l’enfant de chœur, fit les mêmes constatations. Désireux d’ouvrir d’autres horizons au jeune Leulier, peut-être avec l’arrière-pensée de le voir un jour entrer dans la cléricature, le curé apprit à son clergeon les premiers éléments de grammaire et de syntaxe latines et le fit admettre en cinquième au Petit Séminaire de Saint-Riquier, tenu par des prêtres séculiers que le futur professeur appellera plus tard « les Bons Pères à la culture inégalée ». C’est à Saint-Riquier qu’il faut situer cette immense culture classique, latine, française et grecque d’Albert Leulier qu’il a approfondie toute sa vie, sans négliger pour autant la culture contemporaine.
Au cours des grandes vacances qui suivirent la classe de première, Albert Leulier remarqua dans son village une jeune fille étrangère au pays. Elle s’appelait Marie Alcéa Catherine Watripon, elle avait six mois de plus que lui et séjournait pour quelques jours dans une famille de la localité. Elle ne revint pas à Vauchelles les années suivantes. Ce fut pourtant elle qu’Albert Leulier épousa 9 ans plus tard !
Titulaire du baccalauréat en 1902, il opte pour les études pharmaceutiques qui débutent par un stage obligatoire de trois ans à la pharmacie Barbey de Flixécourt. Son maître de stage, ancien élève de Jungfleisch, est parfait pour lui et lui fait connaître la pharmacie militaire, dont l’accès se fait par voie de concours. Leulier y est reçu et en 1905 il sera étudiant militaire à la faculté de Lille pendant trois ans. il en sort pharmacien de première classe en 1908 et se dirige sur l’Ecole d’Application du Val-de-Grâce. De ce stage d’une durée d’un an, il sort major et reçoit sa première affectation militaire à la Pharmacie Centrale du Service de Santé de Paris. C’est là que seul ou en collaboration avec le pharmacien militaire André il entreprend ses premiers travaux de laboratoire, qui seront publiés dans le Journal de Pharmacie et de Chimie en 1910 et 1911.
Le premier février 1911, il est promu pharmacien aide-major de première classe et désigné pour aller servir en Algérie. A l’hôpital militaire d’Oran, d’abord, où il s’initie à la vie d’un pharmacien militaire d’outre-mer, bien différente de celle de la métropole. Son 1er poste officiel en Algérie sera à l’hôpital militaire de Géryville, où il ne restera que quelques mois avant d’être nommé pharmacien à l’hôpital militaire de Saïda. En 1911, Saïda était en pleine zone d’insécurité à cause de nombreuses incursions de tribus insoumises du Maroc. C’est pourtant pendant ce séjour de deux ans en Algérie que Leulier réalise ses travaux sur l’écorce, la graine et la sève du Laurier-Rose. En juillet 1912, il quitte l’Algérie pour le Maroc, où les troubles viennent d’éclater. Son premier poste est à l’hôpital de campagne de Casablanca, dont le service pharmaceutique est dirigé par le pharmacien militaire Moreau qui deviendra le « découvreur » des phosphates au Maroc. C’est avec lui que Leulier étudie l’Arganier ; leurs travaux ne seront publiés qu’en 1918, mais ils avaient attiré l’attention du haut commandement : Moreau reçoit une lettre de félicitations très élogieuse du résident général Lyautey et Leulier sera Officier d’Académie, distinction rare à l’époque pour qui n’avait que trente ans. Dès la prise de Marrakech par la colonne Mangin, Leulier est envoyé en renfort avec l’hôpital de campagne n°6. Dans son dossier militaire, il est indiqué qu’il pratiquait l’équitation, or c’est à dos de chameau qu’il rejoint Marrakech par des journées torrides. A Marrakech, dans le palais du sultan, il installe la plus belle pharmacie que l’Armée française est connue. Pendant ses rares moments de liberté, il étudie la pharmacopée indigène et il explore, en pleine zone d’insécurité, les richesses du sol marocain. C’est ainsi qu’il découvre que l’azurite, la malachite et la galène argentifère y abondent. Après Marrakech qu’il quittera à regret, il sert à l’hôpital de campagne de Ber Réchid pratiquement jusqu’à la déclaration de la Grande Guerre.
Là, il est affecté à la pharmacie régionale de Troyes où il restera malgré ses protestations, jusqu’à la fin de la guerre. Il connait alors des postes divers de courte durée pour se retrouver à Lille en 1920. L’année suivante, après concours, il est agrégé de pharmacie du Val-de-Grâce et chimiste des hôpitaux militaires. C’est le grand tournant de sa vie, car en février de la même année, il est nommé à l’École du Service de Santé Militaire (ESSM) de Lyon, où il arrive le 8 mars 1921. A Lyon, le directeur de l’ESSM, le médecin inspecteur Ecot confie au pharmacien major de 2ème classe Leulier (capitaine) les élèves pharmaciens de l’Ecole, fonction qu’il cumulera avec celle de chef de laboratoire de biologie de Desgennettes. Ce ne sera qu’en 1927 qu’il deviendra pharmacien-chef de Desgennettes.
Mais auparavant il retourne sur les bancs de l’Université pour l’obtention de Pharmacopat supérieur (Le futur doctorat d’état en pharmacie) et pour la préparation de l’agrégation des Facultés d’Etat. En 1923, il sera pharmacien supérieur et agrégé des Facultés. Depuis peu, il est déjà chef des travaux du Pr. Bretin et bientôt il sera chargé d’assurer certains cours du Pr. Moreau décédé. En 1926, il sera d’ailleurs titularisé dans la chaire laissée vacante par Moreau.
L’entrée du professeur Leulier dans l’amphithéâtre avait toujours quelque chose de grave et de solennel. il s’avançait à pas lents, tenant à la main ses notes manuscrites, suivi de ses deux préparateurs et du garçon de laboratoire porteur de la boite à craies. Il étalait ses notes sur le pupitre et commençait par résumer en quelques phrases choisies la leçon précédente. Chevauchant alors son tabouret comme un palefroi, Albert Leulier partait à la conquête de l’amphithéâtre et y parvenait tout à fait. Sa voix était sonore, la diction impeccable, le style élégantn les termes appropriés. tout était net, on le sentait maître de lui. Ça et là, une citation littéraire, une anecdote satirique ou plaisante. Bientôt le tableau se couvrait de formules dont le professeur jouait comme un prestidigitateur. La plupart de ses formules n’étaient que démonstratives. Dès qu’il abordait l’étude pharmacologique, son débit devenait encore plus lent et ponctué. C’était la partie la plus difficile de son cours aussi l’émaillait-t-il d’autres citations relaxantes. Le cours s’achevait quelques minutes avant l’heure dans un tonnerre d’applaudissements et Leulier se retirait lassé par un effort considérable et toujours inquiet de savoir si la leçon avait été comprise.
Enseigner n’était qu’une partie de son activité professorale. De 1924 à 1955, le professeur Leulier a dirigé 66 thèses de doctorat dont les sujets ont été répertoriés dans l’article spécial publié en 1957. Si l’amphithéâtre permettait d’apprécier le professeur Leulier, c’était au laboratoire d’abord au vieux Desgennettes, jusqu’en 1940, puis au laboratoire de la nouvelle Faculté, au milieu de queques élèves, que Leulier se sentait le plus à l’aise. C’est là qu’il était chef d’Ecole. Il était présent toute la journée, dirigeant, guidant, critiquant surtout la façon de travailler et les résultats obtenus. Ces résultats devaient obligatoirement se matérialiser par des résultats chiffrés, ces chiffres étaient discutés et contrôlés. Avant de tirer une conclusion définitive, le Patron exigeait que tout soir recommencé jusqu’à concordance irréfutable des résultats, tant était grande sa probité scientifique. Seuls la prudence et le doute étaient de règle….
S’il fallait résumer la vie hors du commun du pharmacien militaire, du professeur, de l’homme de science, de l’homme tout simplement qu’était Albert Leulier, on pourrait le faire en deux devises : d’abord celle qu’illustra depuis le XVIIIe siècle un régiment français de cavalerie « Plus d’honneur que d’honneurs » et ensuite par celle que magnifia toute sa vie le Maréchal De Lattre de Tassigny : « Ne pas subir ».
*Extrait de la thèse de Doctorat d’Etat en Pharmacie de Frédérique Kalis de Frontac, Faculté de Pharmacie de Lyon, 19 mai 1983.