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Le Christ apothicaire

 

Le Christ pharmacien, peinture à l’huile par Apelli, datée de 1731

Le Christ Apothicaire

(Texte de E. H GUITARD, Les Annales Coopératives Pharmaceutiques, avril 1937)

Ce sujet a été si souvent traité .par les peintres soit protestants, soit catholiques de langue allemande qu’il y a reçu un nom : c’est le thème du « Christ apothicaire ». Quelle en est l’origine ? Quelle en est l’exacte signification ? Jésus a été charpentier : on ne lit nulle part dans l’Evangile qu’il ait jamais exercé «humainement » la pharmacie ou même la médecine. Mais « divinement » il a fait mieux, puisqu’il a ressuscité un mort.  Rendre la vie aux trépassés, n’est-ce pas pratiquer l’art de guérir ? Aussi haut qu’on puisse remonter dans la tradition, on voit le Christ considéré à la fois comme le sauveur des âmes et comme le guérisseur des corps. « Qui est médecin? » questionne Saint Augustin dans un de ses commentaires. « Notre Seigneur ! … C’est lui qui soignera toutes nos blessures. » Et dans un autre : « Nous étions anéantis, nous ne pouvions plus avancer : mais voici que le médecin vient aux malades, le chemin s’ouvre aux pèlerins … »

Dans un petit traité en vers publié par Thomas Murner à Strasbourg en 1514, Le voyage aux bains mystiques, le Christ est représenté comme le baigneur: c’est lui qui se charge d’appliquer les ventouses (qui symbolisent le jeûne et les vigiles), c’est lui qui prépare le bain de la source acide (qui figure la souffrance:bienfaisante), c’est lui qui administre le bain de vapeur (emblème de la confession).

 

Le Christ apothicaire, peinture à l’huile du peintre strasbourgeois Wilhelm Baur représentant une officine vers 1626-1630 © Collections histoire de la pharmacie, Ordre national des pharmaciens
 Et de même que tel ou tel saint a la spécialité de combattre telle infirmité, de même le Christ, – sans doute en souvenir de ses blessures – est invoqué contre les hémorragies. Le Dictionnaire d’archéologie chrétienne de Dom Cabrol, mentionne un camée du IXe siècle en jaspe où le lapidaire a gravé un Christ  bénissant, et dont la monture porte en latin cette inscription: « J’arrête le cours du sortilège et le flux du sang. »

 Et parfois la magie s’en mêle. Si l’on en croit M, Hackwood (Christ lore), la rose était utilisée dans l’Allemagne du Moyen-Age pour arrêter les épanchements sanguins, et l’opération était accompagnée d’une imprécation de ce genre: « Abek ! Tabek ! Fabek ! Dans le jardin du Christ, il y a trois roses rouges: l’une pour le bon Dieu, la seconde pour le sang de Dieu, la troisième pour l’archange Gabriel. Sang, cesse de couler! »

Le Christ pharmacien prépare une ordonnance pour Adam et Eve. Miniature tirée du manuscrit « Chants royaux du Puy de Rouen » (1519-1528), Bibliothèque Nationale, Paris
 Tous ces faits n’expliquent pas cependant comment le Christ est devenu dans l’art pictural, à une époque relativement récente, un maître apothicaire tenant boutique, alors qu’on ne le trouve pour ainsi dire jamais coiffé du bonnet doctoral, ou pratiquant une saignée, ou même cueillant des simples.

Quelques constatations et réflexions vont peut-être nous éclairer. Très anciennement .les maisons et les boutiques se distinguaient les unes des autres par des enseignes, et un grand nombre de ces enseignes offraient un caractère religieux. On aimait placer une demeure, un commerce sous la protection d’un personnage sacré. Parfois même il y a un contraste choquant entre la sainteté du protecteur et la mauvaise réputation de ses protégés.

 Les contemporains s’en indignent, tel le poète Artus Désiré :

En leur logis plein de vers et de teignes,
Où est logé le grand diable d’enfer,
Mettent de Dieu et de saints les enseignes.
.. L’un pour enseigne aura la Trinité,
L’autre Saint Jehan et l’autre Saint-Savin,
L’autre Saint Maur, l’autre l’Humanité
De Jésus-Christ notre Sauveur divin, -)
De Dieu; des saints sont leurs crieurs de vin…

         

Christ apothicaire avec un pécheur repentant, entouré des remèdes de la « pharmacie de l’âme » : foi, amour, charité , espérance, constance, etc. Le crucifix dans le plateau droit de la balance pèse plus que les péchés et le petit monstre diabolique, symbole du mal, dans l’autre plateau. 1747 Vienne, Österreichisches Museum für Volkskunde, collection d’art populaire religieux de l’ancien couvent des Ursulines
Photo Bruno Bonnemain©

Un débat autour du Christ apothicaire. JP Sergent évoque ce sujet dans la Revue d’histoire de la Pharmacie en 1966, sous le titre « Le thème du Christ apothicaire »

« Auteur de nombreux travaux sur le thème du Christ apothicaire, Fritz Ferchl fut en quelque sorte le défricheur de ce sujet et tenta d’en classer les multiples représentations peintes entre 1600 et la seconde moitié du XIXe siècle. Elles lui apparaissaient limitées à une aire géographique déterminée, les pays germanophones, et il y voyait l’œuvre de la corporation des sculpteurs de crucifix et de saints, des peintres d’ex voto et autres tableaux de piété – thèse qui fut reprise par des historiens d’art comme W. J. Müller, pour qui « ces tableaux sont exclusivement des œuvres d’art populaire anonyme et ne sauraient en aucun cas être attribuées à la personnalité d’un artiste déterminé ».

A la lumière des découvertes des dix dernières années, ces théories appellent rectifications et nuances. Ainsi la miniature signée W. B. (Wilhelm Baur, peintre strasbourgeois, 1600-1640), la peinture sur verre au monogramme ISP (Jérôme Spengler, de Constance, 1589-1635), décrite par Frantz Fäh infirment les assertions de Ferchl et de Müller. Tout récemment, le professeur Dann signalait qu’une peinture à l’huile reproduite autrefois par H. Peters pouvait être attribuée à l’atelier de Grégoire II Lederwasch (1679-1745). De même encore, la très célèbre miniature du recueil de Chants royaux couronné au « Puy de la Conception de Rouen » (Paris, Bibl. Nat. entre 1519 et 1528) (voir ci-contre) n’est certainement pas l’œuvre d’un simple artiste populaire, mais d’un excellent miniaturiste, d’un maître dont l’art porte encore la marque de la tradition du livre d’œuvre français. Cette peinture, où le Christ, en présence d’Adam et Eve, apparait clairement comme « coelestis medicus », mais dans une officine, se distingue de toutes les autres figurations du thème. Précédant de cent ans la première autre œuvre la plus ancienne connue – une miniature de Nuremberg  – elle conduit  à reporter au premier quart du XVIe siècle le terminus a quo de Ferchl et à nuancer la thèse  de la limitation géographique  du thème aux territoires germanophones. Cette conclusion fait écho, à quelques vingt ans de distance, aux propos tenus, lors d’une communication à la SHP en 1947, par louis Sergent au sujet de cette même miniature : « On peut donc avancer que, jusqu’à ce qu’une autre pièce vienne démontrer le contraire, la figuration du Christ apothicaire est d’origine française ».

L’essai de classification tenté par Ferchl en 1936 comportait les trois types suivants : 1) le Sauveur, seul, derrière le comptoir, sans arrière-plan; 2) scène divisée en trois plans, le plan médian occupé par le Christ au comptoir et l’arrière-plan par des étagères de pharmacie; 3) le thème prend un côté anecdotique avec, en dehors du Christ, d’autres personnages, d’autres scènes. Müller, quant à lui, distingue essentiellement deux types : les pièces les plus anciennes (XVIIe siècle) montrent le Christ en buste devant un fond neutre, tandis que vers la fin du XVIIe siècle, arrière-plan et officine sont peints avec une précision croissante, annonçant le type réaliste qui dominera au XVIIIe siècle.

Les miniatures de Baur, des Chants royaux et du Musée national germanique de Nuremberg, où l’officine est soigneusement représentée, contredisent ces principes de classification, de même qu’une peinture à l’huile d’Eichstätt qui date de la première moitié du XVIIe siècle. En attendant de nouvelles découvertes, une autre classification paraît plus judicieuse. Un premier groupe inclut l’officine dans la composition. Parallèlement, un autre montre le Christ en buste derrière le comptoir. Vers 1700, d’autres œuvres  apparaissent qui comportent des personnages secondaires – comme des pécheurs repentants ou un ange au mortier – ou qui situent le Christ dans une officine plus richement décorée. Enfin, les représentations ultérieures, au XIXe siècle, se concentrent sur le Christ devant un fond neutre.

Une analyse iconographique très serrée permet de constater que le petit tableau du musée de Stockholm, soigneusement décrit par Müller en 1955, que l’on présume dater de 1740-1780, n’est qu’une variante suédoise de la série protestante  et germanique des représentations du « Christ apothicaire avec le pécheur repentant et l’agneau divin » publiée par Ferchl en 1935. Un Christ apothicaire du XIXe siècle décrit par Hanslick en 1955 s’insère nettement dans une lignée catholique dont il est un des plus tardifs exemples. Ce groupe se distingue par la main levée du divin médecin en un geste oratoire, par une disposition identique des récipients, calice au milieu, par un livret de remèdes évangéliques et par un rameau fleuri de « Tag und Nacht ».

Entre les différents groupes se sont établies des relations que l’examen minutieux de divers détails permet de préciser : disposition des versets  bibliques et des récipients, arrangement des poids, gestes des mains (tenue de la balance, prélèvement de « Kreuzwurtz » dans un sac), plis de la robe du Christ, visage et coiffure, etc. Au terme de cette analyse minutieuse un début de schéma historique peut être dressé, au moins pour les œuvres germaniques. Quant à la distinction de Ferchl entre « pharmacies de l’âme » et « pharmacies du corps » selon les inscriptions portées sur les récipients, elle se révèle, à l’examen, sans fondement solide. On ne saurait, en particulier, l’appliquer à une gravure d’une conception jusqu’ici inconnue. Elle représente une pharmacie dont les portes à ferrures, largement ouvertes, laissent voir l’intérieur. Au dessus de l’entrée, deux anges portent une banderole avec cette citation de l’Exode : « Je suis le seigneur, ton médecin ». Devant une fenêtre de l’officine garnie de barreaux, un homme tenant le fouet de la maladie dans la main droite est accueilli avec un geste de bénédiction le divin médecin-apothicaire. Cette gravure date probablement de la fin du XVIIe siècle et illustrait un ouvrage de théologie protestant. une recherche dans la littérature religieuse illustrée amènerait peut-être d’autres découvertes qui éclairciraient la genèse spirituelle des représentations du Christ apothicaire. En tout cas, cette œuvre originale nous rappelle la multitude d’interprétations du thème : dessins, miniatures, peintures à l’huile, gravures sur bois et sur cuivre, tapisseries, stucs, etc. :quatre-vingt-cinq pièces connues à ce jour ».

J.P. Sergent, RHP, 1968

Tallemant raconte qu’on fit descendre du fronton de deux auberges mal famées de Paris une «Teste-Dieu» et une Notre-Dame qui s’y morfondaient, et Boursault signale dans une venelle voisine de la rue Saint-Honoré une gargotte qui avait pour enseigne le Christ emprisonné avec la légende « Au juste prix » – jeu de mots de fort mauvais goût !

Les sujets religieux étaient certainement moins déplacés à l’entrée des officines. Ils s’y trouvaient d’ailleurs en grand nombre, mais ils ne figuraient pas seulement dans les enseignes. Au mur du fond de la boutique était souvent fixée aussi une pieuse image : un Christ en croix dans la gravure du Musée de Nüremberg figurant Cyriacus .Schnaus en prière, un Enfant-Jésus dans la boutique gravée au frontispice des Œuvres de Renou, une vierge sur le célèbre tableau du Vénitien Pietro Longhi, etc …

 

Christus als Apotheker, Ausstellung im Focke-Museum Bremen (Afiche) Focke Museum, 1975, Bremen © Collections histoire de la pharmacie, Ordre national des pharmaciens

 

 De toute évidence, quand, à partir du XVII° siècle la peinture eut pris une grande place dans la signalisation et la décoration des boutiques, quand vers cette même époque l’allégorie eut été mise à la mode, les artistes qu’on chargeait de peindre un Christ pour une officine eurent l’idée de le placer dans le milieu correspondant ; ils voulurent évoquer celui qui était tout à la foi le Sauveur des âmes et celui des corps. N’en doutons pas, les portraits de « Christ apothicaire » qui nous restent ne sont point des peintures de salon : ce sont avant tout des enseignes ou des tableaux d’apothicaireries parfois hospitalières ou conventuelles. Par leur destination autant que par leur sujet ils appartiennent exclusivement à l’art pharmaceutique, si riche en chefs-d’œuvre.
Gravure sur cuivre de la collection Pachinger à Linz (Haute-Autriche) (XVIIesiècle)
 

Christ apothicaire. (Christus als segmender Apotheker mit Gedichttert ö, um 1750, 83×65 cm, Diëzean museum, Freising) © Collection Bruno Bonnemain On peut voir sur la peinture les pots de pharmacie correspondant aux 3 vertus théologales (foi, espérance, charité), aux 4 vertus cardinales (prudence, tempérance, force et justice) et d’autres…
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