Art et pharmacie :
La balance de l’Antiquité à l’époque moderne
(D’après un texte de E.H. Guitard, 1934)
La balance de l’Antiquité à l’époque moderne
On a beaucoup insisté sur les origines divines de l’art de guérir, mais a-t-on remarqué que les religions anciennes, à leur tour, avaient fait un emprunt à cet art, et plus spécialement à sa branche pharmaceutique ? Il s’agit de la balance. C’est certainement en vue d’une utilisation médicale que les instruments de pesage ont été inventés. Dans la société primitive les échanges purement commerciaux, les achats d’animaux ou de denrées par exemple, se faisaient au juger. Par contre on s’aperçut bien vite des vertus curatives de certaines plantes administrées à telle dose, de leur nocivité à telle autre : d’où la nécessité de peser.
Cette explication pharmaceutique de la naissance de la balance trouve sa confirmation dans un des plus anciens traités métrologiques qui nous soient parvenus, le Carmen de ponderibus (http://www.hs-augsburg.de/~Harsch/Chronologia/Lspost05/Remmius/rem_carm.html) : l’auteur de ce poème anonyme du IIIe ou IVe siècle annonce qu’il va chanter les poids… comme Virgile chantait les héros ! et il précise que les poids sont ces objets « dont parlent les vieux traités de médecine » : aucune allusion à l’orfèvrerie ou au commerce. Or si les Pharaons nous ont légué sur leurs monuments funéraires ou sur leurs papyrus quantité de dessins de balances, c’est que celles-ci avaient pris une place importante dans leurs croyances religieuses, c’est que leurs dieux les avaient adoptés pour peser le juste et l’injuste, empruntant cette fois leur instrument aux pharmaciens du temps.
Papyrus égyptien du Musée du Louvre. Le pèsement des âmes (La Grande salle de la Vérité)
(Voir aussi une autre aouvre égyptienne au Musée du Louvre : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=19149)
Le fragment d’un manuscrit Egyptien du Louvre représente la « grande salle de la Vérité », où le défunt va être jugé par Osiris, assisté de ses 42 assesseurs à tête d’animal ou d’homme et de la bête à gueule béante « qui détruit les ennemis en les dévorant ». Horus et Anubis, pesant le cœur, annoncent « qu’il fait équilibre à la Vérité et que la balance est satisfaite ». Thot enregistre cette sentence et ordonne que le cœur soit remis en place dans la poitrine : c’est le signal de la résurrection. La balance, il y a quarante siècle différait fort peu de le nôtre : sur un socle, un pied vertical supportant un fléau percé à chaque extrémité d’un trou dans lequel se nouent les attaches portant sur un des plateaux. Mais l’aiguille, solidaire du fléau, au lieu de se déplacer comme aujourd’hui devant un cadran gradué, oscillait à côté d’un fil à plomb, auquel elle devait arriver à être parallèle. De riches sculptures ornaient le fléau et le pied : fleur et tiges de papyrus, têtes de rois ou d’animaux sacrés.
Franchissons la Méditerranée et quelques siècles : nous voici dans la Grèce homérique. Ici encore emprunt évident : la mythologie est venue frapper à notre porte. Depuis le matin, lit-on au 8e chant de l’Iliade, Grecs et Troyens bataillaient sans résultat, quand à midi,
le Père souverain déploie ses balances d’or : il met dans les bassins les poids qui décident du long sommeil funèbre et des destinées des Troyens et des Grecs ; il soulève l’appareil et pèse. Le malheur des Grecs se déclare, leur plateau descend, touche terre, tandis que celui des Troyens s’élève et atteint la voute immense du ciel.
Sur l’un des nombreux vases grecs où furent dessinées des balances, Hermès procède au pèsement des âmes ailées d’Achille et de Memnon. Le plateau qui porte la première monte, l’autre descend : Memnon sera tué par Achille. Ainsi la « psychostasie » grecque n’est pas un jugement moral d’outre-tombe comme l’Egyptienne, mais une opération fixant au petit bonheur le destin des vivants.
Dans la coupe d’Achesilas, autre vase grec conservé à la Bibliothèque nationale de Paris, la balance n’est plus au service de la superstition, mais de la pharmacie : on y pèse le Silphion, plante médicinale qui croissait en Cyrénaïque. Nous y voyons que la balance grecque comportait, comme celle de l’Egypte, deux plateaux suspendus à deux bras égaux.
Les Romains adoptèrent le même type, comme on le constate notamment sur le tombeau du boulanger Eurysaces, dont un bas-relief est consacré au pesage du pain. Ils inventèrent cependant la célèbre balance Romaine à poids mobile. Et n’oublions pas que le mot balance (bis, lanx : bassin double) est un mot latin.
La conclusion sera que les Anciens n’ont pas toujours effectué d’exactes pesées bien qu’ils aient connu de bonnes balances. Car ils fraudèrent… passionnément ! Ils fraudèrent même pour entrer dans l’Autre Monde ! Sur les bas-reliefs égyptiens, on voit souvent la Mort donner un coup de pouce au plateau qui porte son cœur tandis que les dieux, distraits, jacassent entre eux. Cette pratique passe pour être bien fréquente, car, dans le « Livre des Morts », un trépassé honnête affirme qu’il n’a point, lui, soulevé le plateau.
Dans l’Inde, un certain banquier peseur d’or, utilisait, selon Al Gaubäri, une balance sensible à l’attraction une bague aimantée. En Judée, si l’on en croit l’Ancien Testament, bien des marchands portaient un sac de faux poids. En Grèce, les vendeurs de pourpre se servaient de balances à bras inégaux dont l’un était d’un bois plus lourd que celui du bras opposé, ou bien contenait du plomb, de manière à simuler la justesse quand les plateaux étaient vides : cet appareil a eu les honneurs d’un traité aristotélicien, les Problèmes mécaniques. A Rome enfin, l’empereur Hadrien dut édicter contre les faussaires le bannissement dans une île déserte, et l’on a un jour déterré une balance portant l’inscription « Exacta in Capitolio : jugée exacte au Capitole », ce qui prouve que les Romains possédaient une administration des Poids et mesures.
Et malgré les erreurs… humaines de la balance, les Anciens l’ont toujours considérée comme le symbole de la justice. Après l’avoir vu fonctionner à la porte des Enfers, ils ont cru l’apercevoir à la voûte étoilée : la Balance devint le 7e signe du zodiaque. C’est que, disaient-ils, elle a dû se réfugier dans le ciel en compagnie de Thémis, la justice n’existant plus sur terre.
Selon Emile Mâle, la balance est entrée dans l’art chrétien grâce aux sculpteurs méridionaux qui l’avaient trouvée affectée au pèsement des cœurs dans les manuscrits orientaux et sur les bas-reliefs de l’Egypte. Car aucun texte évangélique ne fait allusion à un jugement divin pratiqué de la sorte. Par déférence, les artistes chrétiens ne placèrent pas la balance de l’âme entre les mains de Dieu le Père ou celles du Christ ; c’eut été leur donner le rôle d’Anubis, considéré au Moyen-âge comme un démon ainsi que tous les dieux païens. C’est à Saint-Michel, le plus terrible ennemi de ces faux dieux, qu’échut ce rôle ; c’est lui qu’on voit la balance au poing sur quantité de tympans de cathédrales ou sur d’innombrables chapiteaux figurant le Jugement dernier ; c’est lui qui est devenu l’Archange de la Justice. S’inspirant lui aussi de prédécesseurs antiques, Satan triche parfois dans l’ombre, cherchant à entrainer vers lui le plateau…
L’idée devait être bonne puisque, en même temps que les chrétiens, les musulmans l’adoptèrent : témoin ce « conte Mogol » intitulé Les Balances, qui parut en 1823 dans les Tablettes romantiques, sous la signature de « A » (sans doute Abel Hugo) et qui paraphrasait l’histoire légendaire du sultan Ekher. Ekher voit en songe une balance dont un plateau chargé d’une foule d’objets très lourds est équilibré par un autre plateau retenu par un enfant ailé. – « Dans le premier, expliquera au sultan un fakir, ce sont tes crimes sans nombre ; dans l’autre, la seule bonne action que tu aies accomplie : avoir approché d’un porc affamé sa nourriture. Mais un seul crime de plus ! et l’enfant ailé qui représente cette bonne action ne pourra plus assurer l’équilibre ! ». Furieux, le sultan veut tuer le fakir, qui répète tranquillement : « Un seul crime de plus, et… ». Le sultan se ravise, fait pénitence et devient un parfait monarque.
Voici comme Victor Hugo présente cette histoire en l’attribuant au sultan Mourad : Après avoir « aidé » son père à mourir, noyé d’un seul coup ses vingt épouses, commis toutes sortes de forfaitures, Mourad voit un beau jour un certain porc qu’un boucher « venait de saigner vif avant de l’écorcher » et qui agonisait au soleil : il le pousse du pied dans l’ombre du chemin pour adoucir ses souffrances, et voilà que, devant Dieu, deux formes surgissent : l’une immense, le Monde qui souffrait et demandait justice contre Mourad, l’autre toute petite, l’ombre du porc.
Alors, selon des lois que hâtent ou modèrent
Les volontés de l’Etre effrayant qui construit
Dans les ténèbres l’aube et dans le jour, la nuit,
On vit dans le brouillard où rien n’a plus de forme
Vaguement apparaître une balance énorme :
Cette balance vint d’elle-même, à travers
Tous les enfers béants, tous les cieux entr’ouverts,
Se placer sur la foule immense des victimes
Au dessus du silence horrible des abimes :
Sous l’œil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand.
Terrible, elle oscillait et portait, s’éclairant
D’un jour mystérieux plus profond que le notre
Dans un plateau le monde – et le pourceau dans l’autre.
Du côté du pourceau la balance pencha.
Le soir même, Mourad … mourrait, et entrait au paradis de Mahomet bien entendu, qui est, on le sait, particulièrement confortable. Les Arabes ont consacrés une place à part à la métrologie parmi les autres sciences et lui ont consacré d’importants traités, tel, au XIIe siècle, celui d’Al Châzini, intitulé La balance de la sagesse. L’un des leurs mathématiciens, Omar al Chajjâmi, construisit une balance romaine améliorée, dite « balance droite » dont nous reproduisons ici les croquis originaux.
Le perfectionnement des instruments de pesage a beaucoup contribué au progrès de la chimie. D’après Fourcroy, Lavoisier dut ses découvertes au soin avec lequel il sut choisir ses balances. Mais c’est au XIXe siècle que la balance est devenue le plus parfait et le plus précis des instruments de physique. Il faudrait, pour en décrire les divers types, entrer dans de longs détails techniques qui sortent de ce cadre : balance de Fortin, en acier, qu’on doit poser perpendiculairement au méridien magnétique ; balance de Deleuil ; trébuchet, dont les plateaux, avant la pesée, reposent sur un socle ; balance de Bockholtz, à contrepoids fixe et à deux plateaux, dont un pour la tare ; aérothermique de Mohr, pour l’évaluation de la densité ; balance de Curie à très court fléau ; bascules, pour le corps humain, les animaux, les chargements de plusieurs tonnes ; pèse-lettres à leviers gradués, etc.
Quoiqu’il en soit, les poids et les balances étaient, avec les pots et les mortiers, les attributs les plus caractéristiques de notre profession. Lances et pondera servant : l’idée d’exactitude et d’honnêteté domine la phrase. Il est remarquable que la balance ait d’une part figuré dans les armoiries de maintes corporations d’apothicaires et d’autre part qu’elle ait été sculptée au fronton de presque tous nos tribunaux ! La justice et la pharmacie ont un emblème commun !
Deux balances l’une du début du XIX° siècle (à gauche) à frise de bacchantes en cuivre, l’autre du XVIII° siècle, allemande (à droite), en bois argenté et polychrome (Source : Artcurial, 2005)
D’après un texte de E-H Guitard, Les Annales Coopératives Pharmaceutiques, 1934