Léon Gabriel TORAUDE (1868-1945)
« Dans la préface des Galéniennes, le Dr Helme, analysant l’œuvre de son ami Toraude, le présente comme un pharmacien « historien, philosophe, poète et même juriste… ». « Pour embellir sa vie, dit-il, et charmer les loisirs de ses confrères et de ses amis, il écrit et il chante. »
Hélas ! Nous n’entendrons plus la voix harmonieuse de notre regretté vice-président, décédé à Paris le 24 septembre 1945. Sa plume vive et alerte jusqu’à ses derniers jours ne distillera plus de charmantes œuvres comme le Voyage autour de mon berceau, le Conte d’un fileur de verre, de solides études historiques comme celles que vous connaissez tous sur les Cadet, Demachy, Parmentier, Z. Roussin, B. Courtois, des publications savantes et austères comme la Législation des substances vénéneuses, les Notions pratiques de pharmacie, qu’il publie avec Dufau en 1926, puis avec le Professeur Janot, cet ensemble harmonieux quoique d’inspirations diverses, mais toujours consacré à la gloire de notre belle profession.
Une si belles activité lui a valu l’honneur d’une notice parue dans le Bulletin de la SHP en 1919, sous la plume autorisée de son ami, notre secrétaire général Guitard.
Je n’emprunterai que quelques dates et quelques faits à cette intéressant biographie : naissance de notre regretté confrère à Saumur, le 7 octobre 1868, études dans cette ville, puis au lycée d’Angers, stage à Saumur et à Dinan, réception à Paris, installation à Asnières. Cet arrière petit neveu du philosophe Bayle fut également un membre très actif de la Société des Gens de Lettres et de la Société des Auteurs et Compositeurs de musique. Je complète en rappelant son rôle aux Etablissements Billault, puis aux Laboratoires Toraude et à la Pharmacie Centrale de France, le rôle de plus en plus important qu’il prend dans la direction de l’opinion pharmaceutique, grâce aux multiples journaux qui implorent une prose de choix : Revue Moderne de Pharmacie, Bulletin des Sciences Pharmacologiques, Pharmacie Française, Bulletin de la Cooper, etc.
Dans ses derniers jours, nous l’avons vu lutter contre la maladie, signer des documents d’une main affaiblie et, dans les heures difficiles que vit notre France, il nous semble indiquer de donner comme testament de notre ami disparu, ces « Conseils aux Jeunes » qu’il plaçait dans les Galéniennes :
Marchez donc ! Seul l’Effort est le maître sublime.
Il faut un rude élan pour atteindre la cime !
En avant ! Gravissez un à un les degrés ;
Que votre ardeur s’exalte et, Messieurs, vous vaincrez.
Et voici, d’autre part les Souvenirs que M. E.-H. Guitard a évoqués avec émotion dans le même recueil biographique :
Quelques mois avant « l’autre guerre » : le monde est encore habitable. On n’a jamais vu de bombardements aériens, d’attaques sous-marines, de camp de torture, d’engin supprimant d’un coup 80.000 êtres humains ; le franc vaut bien 20 sous, il y a du pain pour tous…C’est dans cette atmosphère calme qu’un bel après-midi de février 1913 une brillante réunion s’ouvrait à l’Ecole supérieure de pharmacie, sous la présidence de son éminent directeur, le Professeur Guignard : on y forma les statuts et aussi le bureau de la Société d’Histoire de la Pharmacie. Au moment de faire élire le trésorier, Guignard prononcait un nom que toute la salle répéta d’enthousiasme : « Toraude ! ». Ce choix n’était pas prémédité : il surprit Toraude lui-même, qui balbutia : « Je n’entends rien aux chiffres : avec moi, la caisse ne sera jamais juste ! » – « Soyez sans crainte , lui répondit un des vice-présidents, M. Buchet, vous serez un trésorier sans caisse, car la Pharmacie Centrale de France assumera tous les frais et les membres ne paieront pas de cotisation. Mais nous ne pouvons pas vous passer de vous dans le bureau. » En fait, Toraude, qui avait dû finalement se laisser nommer trésorier, rendit à la jeune société les plus grands services, se faisant son propagandiste acharné par le truchement des nombreux périodiques qui s’honoraient de sa collaboration.
Tout à été dit et sur sa vie bienfaisante et sur son œuvre imprimée. En jetant sur le papier ces quelques mots pour obéir aux instances de notre ami commun, Gabriel Beytout, je n’ai d’autre possibilité que celle d’apporter un modeste hommage de plus à la mémoire du cher disparu et d’ajouter quelques touches personnelles au portrait qui en a été déjà tracé. Voici d’abord un fait qui caractérise bien son désintéressement et sa probité poussée jusqu’au scrupule, le scrupule étant on le sait, un tout petit poids de 24 grains. Des amis lui envoient un jour le salaire normal d’un travail qu’il avait établi pour eux ; n’osant leur retourner la somme, il les invite à de somptueuses agapes aux cours desquelles il remet à chacun d’eux un mortier de faïence aux gracieuses arabesques, dont il avait commandé une fabrication spéciale à un atelier réputé.
Il y a quelques années, j’eus la bonne fortune d’approcher plus fréquemment notre ami grâce à la société des « Pharmaciens bibliophiles », dont nous l’avions nommé président. Les délibérations du comité avaient lieu d’abord dans son bureau commercial de la rue de la Sorbonne, plus tard au rez-de-chaussée de la rue de Vaugirard, où l’état de sa jambe l’immobilisait sans altérer son humeur. Le professeur Olivier, le bibliophile Beytout, le collectionneur Sergent, l’éditeur que j’étais à ce moment là, n’était pas toujours d’accord sur le choix du sujet, de l’illustrateur, du format, de la gravure, des papiers, tous facteurs dont devait dépendre la qualité du bibelot raffiné que nos collègues allaient recevoir l’année suivante : chacun de nous défendait passionnément son opinion. Le président Toraude avait certainement la sienne, mais bien loin de l’imposer, comme le font tant d’autres présidents, il la tenait d’abord en réserve, puis la dévoilait à demi et dans la mesure où il pouvait le faire sans trop accabler celui qui avait soutenu l’avis contraire. Enfin, le débat devenant plus âpre, il oubliait tout à fait ses préférences et n’avait plus qu’un dessein : concilier tous les points de vue, trouver un terrain d’entente pour que personne ne sortit de chez lui vaincu et mal content.
La physionomie de son œuvre littéraire de pouvait qu’être conforme à ses qualités de cœur. Non seulement l’immoralité, mais encore la brutalité – trop chères à nombre de nos contemporains – en sont rigoureusement exclues. Jusque dans les chroniques publiées naguère par L.-G. Toraude, pseudonymé « Grippe-Soleil », dans les Annales Coopératives Pharmaceutiques, on retrouve le sentimentalisme un peu léger et la préciosité aimable des néo-romantiques de 1900, époque heureuse où notre poète continuait à vivre en rêve.
Je n’en veux pour preuve que ce passage d’un article de notre ami paru dans les Annales de novembre 1936 sous le titre « Grippe-Soleil ami des bêtes » :
Ce qui touche les oiseaux m’a toujours passionné. Je les aimais étant enfant ; je les adore aujourd’hui. Comment peut-on faire souffrir ces ravissants petits êtres ? Et c’est avec raison que l’on a, dans les temps anciens, approuvé l’Aréopage d’Athènes d’avoir condamné à mort un jeune garçon pour avoir crevé les yeux à un oiseau…Heureusement, je puis, à titre de consolation, rendre hommage à nos amis suisse au sujet desquels, il y a quelques jours, on pouvait lire dans un grand quotidien, la note suivante : « L’hiver prématuré a arrêté, comme une fois déjà, devant la barrière des Alpes, les hirondelles en migration de l’Europe centrale vers les pays les plus chauds où elles hivernent. C’est ainsi qu’on signale que dans la région de Gratz, on en a recueilli plusieurs centaines qui seront , comme l’année dernière, transportées en avion en Italie. » Les grands oiseaux au secours des petits, à la bonne heure ! Voilà qui console de bien des choses !
Tout notre ami Toraude est là ! Ami des petits êtres, ami des berceaux ! Longtemps encore il nous semblera l’entendre, célébrant ses humbles amis. »
Voir également l’histoire des laboratoires Toraude
Référence : Eloge de Toraude par M Bouvet et E.-H. Guitard (Revue d’histoire de la Pharmacie 1946, p89)