François Pilatre, dit « Jean-François Pilâtre de Rozier »,
la pharmacie, la droguerie et la chimie
La naissance et les années messines
François Pilatre naît à Metz, dans une maison de la Grande rue du Fort, devenue la rue de Paris, dans la paroisse Saint-Simon, le 30 mars 1754. Il est le fils de Mathurin Pilastre, dit « du Rozier » et « des Rosiers », ancien militaire devenu aubergiste, et de son épouse Magdeleine Wilmard. François porte le nom de « Pilatre Desroziers » jusqu’en 1780. La maison n’est pas éloignée de l’hôpital militaire, dit de « Fort-Moselle », qui est un « hôpital-amphithéâtre », c’est-à-dire que parallèlement aux soins dispensés aux soldats, on y assure la formation des officiers de santé des armées du Roi, en particulier les chirurgiens.
En 1765, un ancien compagnon d’armes de son père le fait entrer au collège royal Saint-Louis, situé à côté de l’église Saint-Simon où il a été baptisé. Selon l’historien britannique Perkins , les chanoines ambitionnaient d’y faire donner un enseignement de chimie, mais il ne me semble pas que cela soit le cas au moment où François y entre. A l’issue d’un nombre mal défini d’années passées dans cet établissement, Viollet l’en retire pour le placer comme élève à l’hôpital militaire. L’enseignement débutant par une formation en anatomie, avec des dissections que François ne supporte pas, il n’y reste que peu de temps. Là encore, il est peu vraisemblable qu’il ait pu suivre un enseignement de chimie.
C’est alors que Viollet le fait entrer en 1772 comme apprenti chez l’apothicaire Thyrion dont la pharmacie se trouve rue du Faisan, qui s’est fait connaître par le cours public de chimie qu’il a dispensé pendant plusieurs années. C’est chez lui que François Pilatre découvre sa vocation pour la chimie. Cependant, et contrairement à ce qui peut être écrit, si cette date est exacte, Pilatre n’a pas pu suivre le cours public de chimie dont la première session est de 1764 et la dernière, au mieux, de 1770. Toutefois, en plus d’étudier l’histoire naturelle, la pharmacie et la chimie, il rencontre dans l’officine des personnes de qualité, qui pourront constituer plus tard d’utiles relations : Déodat de Gratet de Dolomieu, futur minéralogiste, et Louis-Alexandre de La Rochefoucauld d’Anville. A Metz, l’apprentissage en pharmacie dure trois années et Pilatre ne souhaite pas poursuivre dans cette voie et sur place, mais se rendre à Paris. Il semble que Thyrion l’ait recommandé à Antoine Louis, né à Metz et fils d’un chirurgien militaire, à ce moment pourvu de fonctions éminentes, dont celle de secrétaire perpétuel de l’Académie royale de chirurgie.
Paris et la pharmacie Mitoüart
Pilatre est donc à Paris en 1775 et il se présente chez Louis qui l’envoie rue Saint-Jacques chez l’apothicaire Jean-Michel de Fourcroy, apothicaire de feu le duc d’Orléans et père du célèbre chimiste. Celui-ci l’engage à terminer son apprentissage qui, à Paris, est de quatre années, puis à effectuer ses six années de compagnonnage. Pilatre ne s’entend pas avec deux apothicaires qu’il quitte rapidement et, pour subsister, se livre semble t-il au courtage en droguerie. Cette activité le met en contact avec « M. de V* », dans la réalité M. Weiss, médecin ordinaire du roi pour le château de la Muette et fabricant de médicaments, qui le reçoit, le prend en amitié, lui conseille de reprendre ses études, et pour cela d’entrer à la pharmacie Mitoüart, apothicaire très connu pour ses connaissances et par le cours de chimie qu’il professe.
Pierre-François Mitoüart, reçu maître en 1761, est un apothicaire renommé. Installé rue de Beaune, il ouvre en 1766 dans son laboratoire un cours de chimie qui a lieu quatre fois par semaine pendant les mois d’hiver et qui remporte un grand succès. En 1781, il est nommé démonstrateur de chimie au Collège de pharmacie ; par contre il ne parvient pas à se faire élire à l’Académie royale des sciences en dépit des communications qu’il y présente. Mitoüart accueille donc Pilatre en qualité d’apprenti de quatrième année en 1775-1776 et, à ce titre et comme traditionnellement, le loge et le nourrit. Il est vraisemblable qu’en dehors des connaissances scientifiques qu’il acquiert, Pilatre rencontre dans la pharmacie et pendant les cours différentes personnes qui occupent et occuperont un place dans la capitale. Mitoüart estime par ailleurs que Pilatre a des qualités pédagogiques et il le « produit dans le monde ».
Le bref épisode de la droguerie
Quittant Mitoüart pendant l’année 1776, Pilatre doit travailler pour survivre. On lui attribue dans ces moments l’ouverture d’un cours de physique et chimie, mais globalement, nous ignorons quelles sont ses activités jusqu’en février 1777. En effet, le Journal de Paris du mardi 4 février annonce qu’on trouvera chez M. Desrozier, rue de la Coutellerie, « du très beau Phosphore » ainsi que « du sel Microcosmique », à condition de prévenir huit jours d’avance. Cette annonce est renouvelée dans des formes voisines le jeudi 3 avril où, cette fois, c’est la Gazette de santé qui publie l’annonce. Pilatre n’a pas changé de résidence mais cette vente ne débute que le 1er juin, cependant qu’il se dit maintenant « apoticaire du Prince (de) Limbourg ». Il est donc devenu ou redevenu droguiste. En réalité, ces produits extraits de l’urine étant importés des pays germaniques, comme il est dépourvu de stock et bien que ses tarifs ne soient pas trop élevés, son commerce ne doit pas être florissant. Le phosphore, produit dangereux, en réalité certainement un mélange de phosphates, est très utilisé par les chimistes car il a divers usages, cependant que le sel microcosmique, c’est-à-dire le phosphate de sodium et d’ammonium, qui porte d’autres noms, est employé dans certains pays mais semble t-il pas en France, comme « apéritif, excitant et purgatif ». Pilatre se ravitaille donc auprès de producteurs étrangers, ce qui explique le délai de livraison. Ne débitant pas ses produits au poids médicinal, il ne se livre pas à un exercice illicite de la pharmacie. Quoi qu’il en soit, ces activités sont des expédients. Quant à son titre d' »apothicaire du prince Limbourg », qui se transformera en « Premier apothicaire… », il ne correspond à rien d’autre qu’à un trafic de titres exercé à Paris par Philippe-Ferdinand de Limbourg, comte de Limbourg-Bronckorst-Styrum. Là encore, le port de ce titre étranger ne conduit pas Pilatre à des difficultés puisqu’il n’exerce pas d’activité pharmaceutique.
L’épisode de la droguerie ne peut pas se prolonger étant donné que son annonce s’inscrit dans un marché concurrentiel. C’est ainsi qu’on peut lire dans la Gazette de santé du jeudi 17 avril qu' »on peut s’en procurer (du phosphore) en tout temps, à raison de 32 livres l’once (au moins 34 chez Pilatre) chez M. Charlard, Apothicaire (…) ». Pilatre se heurte à forte partie car Louis-Martin Charlard est l’un des principaux fabricants de produits chimiques de Paris, bien qu’il achète lui aussi son phosphore en Allemagne. Né en 1734, il est apothicaire du duc d’Orléans depuis 1764, et le sera des Suisses du comte de Provence. Pilatre abandonne donc la droguerie pour des activités plus valorisantes. Toutefois il fabriquera des « bougies phosphoriques inflammables au seul contact de l’air », ce qui est effectivement une des propriétés du phosphore, dont il écrit qu’elles eurent un telle vogue « que non seulement la Cour et la ville voulurent en avoir, mais aussi les princes et les seigneurs des cours étrangères (…) ».
Le cours de chimie de la Société d’émulation de Reims
Le « démarrage » de la carrière de François Pilatre est la conséquence de son court séjour d’enseignement à Reims. C’est Balthasar-Georges Sage (1740-1824) qui l’y envoie. Sage connaît et apprécie Pilatre qui vient de suivre le cours gratuit de chimie théorique et pratique qu’il donne rue du Sépulchre. Fils de l’apothicaire François Sage, il a suivi plusieurs enseignements, dont celui de chimie de Guillaume Rouelle, tout en poursuivant ses études de pharmacie. Il répétait les expériences du Maître dans le laboratoire qu’il s’était aménagé dans la maison où était l’officine, rue des Mauvais Garçons et, en 1760, il y ouvrit un enseignement de minéralogie docimastique, c’est-à-dire de détermination de la quantité de métaux utilisables contenus dans les minerais. Cet enseignement a rencontré un grand succès. Fréquentant l’Académie royale des sciences, il y avait présenté plusieurs mémoires, et puis, un jour qu’il herborisait dans le parc du Petit-Trianon, il y rencontra Louis XV qui s’intéressa à lui, lui accorda une pension et s’occupa de son admission dans cette académie. Après lui, Louis XVI, qui s’intéressait à la chimie, suivit ses cours et lui manifesta sa bienveillance. Chimiste et minéralogiste, Sage est le fondateur en 1783 de la première Ecole des mines. C’était un professeur excellent et hautement apprécié de ses élèves.
Mitoüart a peut-être envoyé Pilatre chez Sage car ils se connaissent, sans doute à cause de leurs enseignements, mais aussi parce que Mitoüart fréquente l’Académie des sciences et que Sage a expertisé un travail de Mitoüart en août 1777. C’est donc Sage qui propose à Pilatre d’occuper à Reims la place de professeur de physique et de chimie à la Société d’émulation, peut-être dès 1779. En 1780 à Reims, Pilatre fait trois fois par semaine un cours de chimie dans une salle du couvent des Augustins. Il se livre aussi à l’étude de la teinture des étoffes pour en démontrer les règles, sujet qui l’intéressera toujours. C’est à ce moment, en novembre exactement, qu’apparaît le nom sous lequel il va définitivement être désigné et entrer dans l’Histoire, et qu’il s’autoproclame « Premier apothicaire du prince de Limbourg ». Rappelons que jusque-là il s’appelle Pilatre ou Pilatre Desroziers, et qu’il devient « Pilâtre de Rozier » avec de nos jours un accent circonflexe. L’histoire et les dictionnaires ont aussi retenu le prénom de Jean-François, qui n’est pas celui de l’état civil. C’est également au cours de cette année qu’il commence à fréquenter l’Académie royale des sciences. Pour cela et en raison aussi d’autres projets, il est préférable de se trouver à Paris. Pilatre y revient donc à une date difficile à préciser. Il en est de même pour la résiliation de sa fonction professorale rémoise.
L’entrée à la Cour de France
Bien que ce point ne soit pas relatif aux activités chimiques de Pilatre, il est essentiel pour sa carrière et ne peut de ce fait être passé sous silence. Doué de sérieuses qualités, mais ambitieux et vaniteux, Pilatre désire vivement progresser dans la voie des honneurs et si possible aussi des revenus, d’où le nom qu’il se donne et les titres pas tous exacts qu’il indique en tête de ses publications. Il dispose à Paris d’une protectrice, Madame Weiss, riche et généreuse, qui accepte de lui acheter la charge de valet de chambre ordinaire de Madame, mise en vente à la fin de l’année 1780 et que Pilatre occupe en 1781. Madame est la comtesse de Provence, la belle-soeur de Louis XVI et l’épouse du futur Louis XVIII ; cependant que le valet de chambre ordinaire est le second personnage de sa Maison. La charge confère la noblesse, ce qui est en accord avec le nouveau nom de Pilatre, plus aristocratique qu’auparavant. Cependant le titre de valet ne lui plaît guère, et il préfère celui d' »attaché au service de Madame », puis, en 1784, de « secrétaire du cabinet de Madame ». François Pilatre (de Rozier) est dès lors introduit à la Cour de France et, connu de Madame, il l’est également de Monsieur, ce qui explique l’établissement du Musée sous leur patronage.
Au cours de ces années qui précèdent l’apparition de l’aérostation, l’intérêt et les préoccupations de Pilatre s’exercent dans trois domaines qui se recoupent thématiquement et chronologiquement : les publications à partir de 1780, la tentative de reconnaissance par l’Académie royale des sciences la même année, et le Musée royal sous la protection de Monsieur et Madame en 1781.
Les publications
L’analyse des publications est rendue difficile par le fait que certains mémoires sont lus à l’Académie puis publiés plus ou moins rapidement dans un journal, parce que plusieurs ont été réunis dans un recueil l’année qui précède sa mort, et enfin par le fait que d’autres ne sont parus qu’après sa mort.
Le Journal de physique de l’abbé Rozier (précisément Journal d’observations sur la physique, l’histoire naturelle, et sur les arts et métiers), fort célèbre, a publié sept notes de Pilatre, parmi lesquelles trois, voire quatre, portent sur la chimie. Il convient cependant de rappeler que le mot « physique », qui vient du grec physis, signifie « nature » et donc qu’à l’origine et étymologiquement cette science est « l’étude de la nature ». Ces travaux ont respectivement pour titre « Observations sur le pyrophore » (novembre 1780) où Pilatre mentionne le « Traité sur les phosphores » dont il est l’auteur, qui aurait dû paraître en 1777 et dont Sage a été nommé censeur par l’Académie. Il pourrait s’agir d’une traduction de l’ouvrage de Benjamin Wilson, « A serie of experiments relating to phosphori… » dont deux éditions étaient parues à Londres en 1775 et 1776. Le second mémoire est « Description d’un fourneau propre à toutes les opérations de chymie et de physique » (avril 1781) qu’il indique avoir inventé chez son maître Thyrion à Metz. En mai 1782 paraît « Analyse de la composition dite prune de Monsieur » dont il a lu le mémoire à l’Académie en 1780. Enfin, les livraisons de novembre et décembre de la même année proposent « Nouvelles observations sur la cuve de pastel, fondées sur l’analyse des substances qui la composent ».
Deux de ces mémoires portent sur les teintures. Par ailleurs, parmi les mémoires de physique, deux ont pour sujet la foudre, dont la cause secondaire, pour Pilatre, est le « phosphore volatil de M. Sage » ou « l’air inflammable », c’est-à-dire l’hydrogène (dihydrogène aujourd’hui). Dans le second, où Pilatre répond à Delas, professeur à Arras, il attribue le phénomène à un mélange détonant, formé d’air et d’hydrogène, enflammé par l’électricité atmosphérique. D’autres mémoires ont, comme déjà indiqué, été publiés dans d’autres circonstances et pas toujours du vivant de Pilatre. Certains ont été regroupés par lui dans un recueil, intitulé Epoptides physiques et chimiques, qu’il a soumis à l’Académie le 27 avril 1784, et sur lequel une certaine confusion règne. Le mot Epoptide signifie « découverte », et le recueil rassemble donc un certain nombre de mémoires que Pilatre a déjà présentés et/ou publiés, ou qui, au contraire ne l’ont pas été. Il est aujourd’hui difficile de l’apprécier exactement car d’une part il a disparu, et d’autre part l’Académie royale des sciences lui a consacré deux rapports qui ne sont pas identiques et sans examiner tous les textes présents dans ces Epoptides. Parmi ces mémoires, la majorité est consacrée à la chimie : « Bougies phosphoriques », « Description d’un fourneau universel », nouvelle version de l’article du Journal de physique, « Suite d’expériences sur les phosphores et leurs couleurs prismatiques… » qui est le traité que Pilatre a déjà annoncé, enfin « Effets des gaz méphitiques relativement à la respiration et un moyen de respirer au milieu des gaz les plus dangereux », qui n’a pas de titre autrement défini et qui correspond à la chimie pneumatique, qui est l’une des branches de l’activité de Lavoisier et qui s’intéresse aux gaz impliqués dans la ventilation pulmonaire.
Certains de ces mémoires ont été publiés à Paris en 1786, donc après la mort de Pilatre, par son ami Antoine Tournon de la Chapelle qui les tenait de lui, sous le titre La vie et les mémoires de Pilatre de Rozier, écrits par lui-même. Dans le domaine de la chimie, on y trouve le « Mémoire sur la composition d’une couleur connue sous le nom de prune de Monsieur » que Pilatre avait lu à l’Académie et publié au Journal de physique, les « Bougies phosphoriques inflammables au seul contact de l’air », et l' »Extrait d’un mémoire contenant une suite d’expériences sur les gaz », résumé du grand travail présent dans les Epoptides auquel l’Académie a consacré son second rapport et qui est évoqué ci-dessus. Il s’y trouve l’épisode où Pilatre expire du « gaz inflammable » (hydrogène) par un tube de verre et l’envoie sur la flamme d’une bougie, qui a donné lieu à la réalisation d’une gravure bien connue. Il s’y trouve également la description de l’appareil qu’il a imaginé pour pénétrer « sans danger » dans les atmosphères méphitiques, c’est-à-dire d’odeur désagréable (du latin mephitis : odeur infecte), sous le titre « Respirateur ou appareil par le moyen duquel on peut descendre dans les lieux infects ». La littérature relate une descente de Pilatre dans une cuve à bière, dont les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances, et montre un dessin de son appareil.
Les relations avec l’Académie royale des sciences
Dès que ses travaux, activités et projets lui en donnent l’opportunité, Pilatre s’active pour se faire connaître à l’Académie des sciences dont son maître Sage fait partie. Il est légitime de penser qu’il ambitionne d’y être élu. Dès décembre 1780, alors que son bagage est bien mince, il y lit « Analyse de la composition dite prune de Monsieur » dont les chimistes Macquer et Baumé doivent faire le rapport. Celui-ci ne venant pas, Pilatre fait publier son texte par le Journal de physique (mai 1782). Il récidive en février 1781 : lecture de « Nouvelles observations sur la cuve de pastel… », absence de rapport des mêmes et publication dans le même journal en décembre 1782. Puis Pilatre adresse à la compagnie le prospectus autographe de son Musée royale (sic) que Macquer y lit le 29 août 1781. Je reviendrai plus loin sur cette institution. C’est deux ans plus tard, en 1783, que les travaux de Pilatre reviennent à l’ordre du jour. Ses expériences sur l’hydrogène font l’objet d’une note du duc de Chaulnes lue par le comte de Tressan le 25 janvier, puis son étude du méphitisme lui fait demander que quelques académiciens assistent à ses expériences. Son courrier est lu par Macquer le 15 mars en vue d’essais qui doivent avoir lieu le 21 et pour lesquels six membres, et non des moindres, sont choisis, cependant qu’un rapport est rédigé. Puis, le 18 juin, il demande des commissaires pour « un recueil de mémoires sur la physique ». Il doit s’agir des futurs Epoptides dont il ne sera question que l’année suivante. Le 30 août enfin, Pilatre présente à l’académie une collection d’animaux en plâtre. Il passe alors à l’aéronautique qui est évoquée à plusieurs reprises en 1783 et 1784.
C’est enfin le 24 avril 1784 qu’il présente aux académiciens ses Epoptides dont la classe de chimie doit rendre compte, ce qu’elle fait dans les rapports dont il ressort que ce qui l’a le plus intéressée est le travail sur les gaz méphitiques et la respiration, et dont les conclusions nuancées n’ont pas dû plaire à Pilatre… M. de l’Aulnaye a publié en 1786 à Paris une « Description et usage du respirateur antiméphitique imaginé par feu M. Pilatre de Rozier… ». Sa dernière intervention à l’Académie, le 12 juin 1784, est relative à la production de l' »air inflammable », l’hydrogène, dont on gonfle les ballons, et qui, pour cette raison, doit être simple et économique. Il annonce qu’il l’extrait « de la matière fécale qui en contient une très grande quantité ». Les académiciens ont dû s’étonner de cette affirmation, et ceci explique l’appréciation mesurée qu’ils ont de Pilatre et de ses travaux. On sait cependant aujourd’hui qu’il y a de l’hydrogène dans les gaz intestinaux !
Le Musée
Dès qu’il appartient à la Maison de Madame, Pilatre s’active pour organiser son Musée royal, « sous la protection de Monsieur et de Madame ». Cette institution, où il s’est inspiré du Cours public des arts et métiers, créé par Bachelier en 1772, est bien connu par le prospectus que Pilatre adresse à l’Académie des sciences et qui y est lu par Macquer le 29 août 1781. Pour ce qui nous intéresse ici, la chimie, ce document indique que les amateurs trouveront dans un vaste hôtel, les vaisseaux (terme habituel pour la verrerie en usage en chimie) et les appareils de chimie, les fourneaux et les produits chimiques les plus purs. Une salle sera dévolue aux machines et instruments de physique. Six enseignements auront lieu chaque année dont un de chimie avec « l’analyse et l’histoire naturelle des substances employées dans les arts », un de physique expérimentale et un sur « les teintures et apprêts des étoffes ».
Le Musée s’installe en novembre rue Saint-Avoie dans un hôtel qui sert aussi d’habitation à Pilatre. Il sera transféré au Palais-Royal en 1784. L’ouverture a lieu le 11 décembre 1781, et un nouveau prospectus est publié pour cette occasion, au début de l’année 1782. Au cours de cette année, Pilatre fait paraître son second mémoire sur la teinture, « Nouvelles observations sur la cuve de pastel,… », où entre autres titres, il se dit « intendant des cabinets de physique, de chymie (orthographe primitive du mot) et d’histoire naturelle de Monsieur, en son palais du Luxembourg », ce qui est nouveau et doit être en relation avec son appartenance à la Maison de Madame. Il y annonce aussi son intention de publier un grand traité sur les teintures, qui constitue l’un de ses rêves. Ce projet ne se réalisera pas car un événement imprévu mais majeur, la découverte des ballons aérostatiques par les frères Montgolfier, qu’on date de juin 1783, va modifier radicalement le cours de sa vie. Toutefois le Musée survivra longtemps à son créateur.
Les ballons à air chaud et les ballons à gaz
Il est important de rappeler brièvement les propriétés physiques des deux gaz qui sont utilisés pour le gonflement des enveloppes et la sustentation : l’air chaud, moins dense que l’air « froid », et l' »air inflammable » ou dihydrogène. L’emploi de l’un et de l’autre est envisagé dès l’origine des ballons ; toutefois leurs propriétés ne sont pas identiques et les contraintes qu’ils engendrent sont très différentes. Les frères Montgolfier, qui connaissent les propriétés de l’hydrogène, lui préfèrent l’air chaud ; Charles, qui travaille avec rigueur, emploie l’hydrogène ; Pilatre, qui a l’esprit aventureux et qui est toujours pressé, opte pour les deux.
L’air atmosphérique est inépuisable et n’a pas besoin d’être emporté avec soi, mais il doit être chauffé, et pour cela il faut se munir d’un combustible, si possible léger, et le brûler pour apporter à l’air les calories nécessaires. Quand ce combustible est épuisé et que l’air est refroidi, le ballon se pose et il faut se réapprovisionner. Pour sa part, l’hydrogène n’a pas besoin d’être chauffé et sa densité, lorsqu’il est pur, est quatorze fois plus faible que celle de l’air. Mais, en dehors du fait qu’il faut le produire et le conserver, les caractéritiques de sa molécule font qu’elle traverse les enveloppes des ballons et leurs coutures dont l’étanchéité est médiocre. Il est extrêmement difficile à l’époque de remédier à cette perte continue à laquelle s’ajoute celle qui est due à l’ouverture de la soupape en relation avec les mouvements demandés à l’aéronef. De plus, sa manipulation n’est pas sans danger.
La production d’hydrogène constitue la seconde grande difficulté. Le processus historique connu depuis la Renaissance consiste à faire réagir de l’huile de vitriol (acide sulfurique) sur des copeaux de fer ou de zinc. Les aéronautes se sont préoccupés de cette préparation et plusieurs améliorations de la méthode historique ont été proposées. La méthode « au tonneau » de Charles et Robert est classique. Pilatre n’ignore pas ces difficultés puisqu’il l’écrit à Macquer dans un courrier du 13 octobre 1783 où il le remercie pour son invitation dans sa propriété de Gressy (Gressy-en-France de nos jours) et où il indique : « la cherté du gaz inflammable ou l’extrême difficulté d’en produire une assez grande quantité (…), l’impossibilité de diriger cet appareil volumineux (…) rendent cette machine absolument impraticable ». Pourtant quand on sait la suite…
La troisième grande difficulté, que Pilatre n’ignore pas non plus, est l’inflammabilité de l’hydrogène, déjà mise en évidence en 1603, puis étudiée par Lemery et dont Pilatre a fait l’expérience. Rappelons simplement que ce gaz a un domaine d’inflammabilité large, une énergie d’inflammation basse, que sa flamme est à peu près invisible dans l’air et donc que ce que l’on voit, c’est la combustion des autres matériaux, comme la structure du ballon. L’inflammation peut donner lieu à une explosion rapide avec déflagration ou détonation. Bien sûr, elle nécessite un comburant, l’oxygène, et une énergie, une étincelle ou un point chaud étant suffisant.
Pilatre décide de traverser la Manche à l’aide d’un aéronef mixte dans le sens France/Grande-Bretagne, la traversée en sens inverse, plus facile, ayant été effectuée début janvier 1785 par Blanchard et Jeffries. L’aéronef qu’il fait réaliser est une « aéromontgolfière », constituée dans sa partie supérieure d’un ballon d’hydrogène ou « charlière », en soie vernie, et en dessous d’une montgolfière cylindrique en toile. Il est bien conscient du danger de la présence concomitante d’une flamme et de l’hydrogène, même éloignés d’une vingtaine de mètres. Afin d’espacer l’une et l’autre au maximum, la soupape d’évacuation de l’hydrogène est donc placée au sommet du ballon, et, de ce fait, son câble de commande épouse les contours de l’aéronef. En juin, après divers ennuis, il ne peut plus différer son départ, en dépit de conditions météorologiques peu favorables. Il y est poussé par le ministre Calonne, qui le subventionne, par la crainte d’être à nouveau pris de vitesse, et par les promesses d’une fiancée britannique.
L’envol fatal du 15 juin 1785…
Pilatre et son collaborateur Pierre Romain s’envolent de Boulogne le 15 juin au matin. Selon les témoignages qui ont été recueillis à ce moment, étant parvenus à environ 1.000 mètres d’altitude, ils veulent descendre et réduisent le chauffage, puis Pilatre tire sur la commande de la soupape pour évacuer de l’hydrogène. Il n’y parvient pas et tire de plus en plus fort. Lorsqu’ils sont descendus à 500 mètres, de la fumée s’échappe au niveau de la soupape, une flamme apparaît et le ballon dégonflé s’écrase au sol. Les deux aéronautes y perdent la vie. La soie du ballon n’est brûlée que dans un rayon d’environ un mètre autour de la soupape, car, l’hydrogène s’étant échappé, la combustion cesse, d’autant que le courant d’air de la chute éteint celle de la soie et du réchaud. Il semble qu’en tirant fortement sur le câble, Pilatre a créé une déchirure dans la soie, d’où le passage d’hydrogène vers l’extérieur, cependant que le frottement du câble sur la soie a engendré la création d’électricité statique, d’où l’embrasement.
Conclusion
« Aventurier sympathique et savant », François Pilatre (de Rozier) a réussi en peu d’années à s’introduire avec un certain succès dans les milieux officiels et scientifiques de notre pays. Séduit par la chimie lors de son séjour chez l’apothicaire Thyrion à Metz, il lui a consacré toute sa vie, sans pour autant omettre la physique, plus ancienne et qui l’intéressait également, et il a été un vulgarisateur de cette nouvelle science, à défaut d’être un chercheur fécond et rigoureux. Inconnu aujourd’hui comme chimiste, il est au contraire unanimement reconnu comme aéronaute et comme ayant été la première victime de l’air, tout comme est méconnu le fait que sa mort est la conséquence d’un accident chimique survenu pendant le vol de son aérostat. Pour sa part, notre profession le reconnaît comme pharmacien, ce que pourtant il n’a jamais été puisqu’il n’a pas mené à leur terme les études qui étaient nécessaires et qu’il n’a pas passé les examens. Ce qui est sûr par contre, c’est que la pharmacie a conduit Pilatre à la chimie, ce dont notre profession peut légitimement être assez fière.
Pierre Labrude
janvier 2019
Ce sujet a fait l’objet d’une communication à l’Académie nationale de Metz au cours de la séance mensuelle d’octobre 2013. Le texte correspondant a été publié dans les Mémoires de l’Académie (2014, 7e série, vol. 27, p. 63-75). Le texte a été retouché en janvier 2019 pour le site de la Société d’histoire de la pharmacie, le titre a été modifié et la bibliographie a été supprimée.