La formule, ou une formule, de l’« élixir de longue vie » est présente dans nombre de documents anciens, dans les dépôts d’archives, sur internet, et bien sûr dans les formulaires de pharmacie. La recherche de la longévité, voire de l’immortalité, a suscité le développement de nombreuses tentatives de mise au point de médicaments, et en particulier d’élixirs, au cours des âges et des civilisations, en Chine et en Inde en particulier. Chez nous, en Occident, les alchimistes y ont consacré de nombreux efforts. Plusieurs mythologies font aussi état de telles préparations, dont Hermès Trismégiste. Plus près de nous, Balzac a fait de cet élixir le thème et le titre d’un conte fantastique inspiré du mythe de Don Juan, paru une première fois en 1830 et repris en 1846.
L’élixir de longue vie est très célèbre. La forme élixir n’est pas la seule forme pharmaceutique utilisée, et nous envisagerons plus loin les autres formes de prise. Par ailleurs, de nombreuses formules existent, mais elles sont voisines les unes des autres.
Le mythe historique
L’histoire mythique qui circule à son propos est que la recette a été trouvée dans les papiers du docteur Yernest, ou Xermet, ou Vornets, Surnette, ou encore Gervais, médecin suédois, mort à l’âge de 104 ans d’une chute de cheval. Le secret de la formule était dans la famille depuis plusieurs siècles… Une aïeule avait vécu 130 ans, sa mère 107 et son père 112 grâce à l’usage journalier du médicament. Ils en absorbaient quelques gouttes le matin et le soir dans une faible quantité de vin rouge, de bouillon ou de thé. Compte tenu de son origine, la préparation est très souvent appelée « Elixir du Suédois » et ceci jusqu’à nos jours. La formule est connue depuis longtemps, ainsi Baumé la cite dans ses Elémens de pharmacie en 1752. On rencontre des pots de pharmacie qui en portent la mention, ainsi que « sirop de longue vie », mais dont la composition me semble différente.
L’importance du mot « élixir »
L’emploi de la forme élixir est important. En effet, le mot, qui vient de l’arabe signifiant « essence », est chargé de propriétés magiques. « Al-iksir » signifie à la fois médicament et pierre philosophale. Le mot français « essence », qui vient de latin « être », a pour sens « ce qui constitue la nature d’un être ou d’une chose », et, en philosophie, il se rapporte à « sa nature idéale ». C’était autrefois la substance la plus pure qui pouvait être retirée de certains corps, et sa quintessence, mot utilisé par les alchimistes et qui s’applique aux alcools, obtenus après des distillations répétées. Dans notre vie quotidienne du XXIe siècle, l’essence à une grande importance et on commence à entendre parler de sa rareté et de sa disparition… Souvenons nous aussi de « L’élixir du Révérend Père Gaucher » des Lettres de mon moulin. Ajoutons que les élixirs contiennent de l’alcool et souvent du sucre, ce qui en fait des breuvages appréciés, et qu’ils sont à la limite du médicament et de la boisson… Enfin, ils se conservent bien.
La préparation et les propriétés du médicament
Un document relatif à cet élixir, présent dans les archives du musée de la faculté de médecine de Nancy, comporte en six parties : la préparation, les usages, la posologie pour quelques pathologies, les usages journaliers, les autres usages dont des emplois vétérinaires, et enfin des observations : il doit être utilisé en tenant compte du tempérament du patient. La formule de notre document, qui est classique, propose la composition et la préparation suivantes : une once (environ 30g) un gros (3,8g) d’aloès succotrin (soit donc environ 33,8g d’aloès), un gros de zédoaire, de gentiane, du meilleur safran, de rhubarbe fine, d’agaric blanc et de thériaque de Venise. Les six premières drogues ayant été tamisées, sont introduites avec la thériaque dans une bouteille dans laquelle est ajoutée une pinte (un peu moins d’un litre, à Paris : 0,93 litre) de « bonne eau de vie ». Après neuf jours de contact, en remuant deux fois par jour, on recueille la colature tant qu’elle s’écoule claire, puis les drogues sont remises en suspension dans une seconde pinte d’eau de vie. A l’issue de neuf jours, on recueille la nouvelle colature limpide et on filtre à plusieurs reprises le résidu. Les liqueurs sont réunies, mélangées et mises dans des bouteilles bien bouchées. Le médicament est prêt à être utilisé.
Les multiples documents disponibles, et le notre en particulier, indiquent les nombreuses indications et les posologies du médicament grâce auquel, entre autres, « on vit longtemps sain sans avoir besoin de saignées ni d’autres médicaments. Il restaure les forces, anime les esprits vitaux, éguise les sens, (…), nettoie l’estomac de toutes les humeurs crasses et gluantes qui causent les indigestions, les aigreurs (…). Bref, c’est le restaurateur de l’humanité. (…). Il a cela d’admirable qu’on peut en prendre une trop forte dose impunément et qu’il est utile à tout ». À l’issue de cette description d’effets bénéfiques dont je n’ai donné ici que quelques exemples, suit une liste des « Dozes suivant les Accidents » qui précise la posologie dans quelques situations, par exemple maux de cœur, rage de goutte, coliques d’entrailles et venteuses, vers, hydropisie, suppression des mois et fièvres intermittentes.
L’élixir est présent dans de très nombreux formulaires avec éventuellement une composition modifiée. À Nancy par exemple, il figure, sous forme modifiée, à la Pharmacopée des pauvres… du médecin et professeur de la faculté Nicolas Jadelot en 1785, dans la Pharmacopée de Nancy de l’apothicaire Sigisbert Mandel, terminée dans les mêmes moments mais publiée beaucoup plus tard, et là aussi avec une formule modifiée qualitativement et quantitativement, une préparation simplifiée et le nom compliqué d’« alcool résineux de gentiane composé »… Il est également présent dans les recettes de la pharmacie de la Maison de secours de la rue Saint-Dizier au tout début du XIXe siècle. La Revue d’histoire de la pharmacie a mentionné à diverses occasions la présence de l’élixir de longue vie dans des recueils familiaux ou personnels de recettes entrant dans le cadre de la médecine populaire.
Pour les pharmaciens, l’élixir est une teinture, c’est-à-dire une préparation à base d’alcool où l’on a incorporé, par macération, digestion, infusion, etc., une ou plusieurs substances médicamenteuses. Le mot teinture a aussi une connotation alchimique (la teinture des métaux). Or les alchimistes cherchaient l’immortalité et la transformation des métaux en or. La « teinture d’or » ou « or potable » est une préparation à la fois alchimique et pharmaceutique. Selon Robert Bacon, la « liqueur d’or », rajeunissante, aurait permis à la comtesse Desmont de parvenir à l’âge de 140 ans…
Quels sont donc les constituants de la formule ci-dessus et leurs propriétés ? On utilise sous le nom d’aloès le suc des feuilles de plusieurs espèces de plantes de ce nom, le meilleur venant de l’île de Socotora en Arabie (aujourd’hui au Yémen), d’où son nom. C’est un purgatif, un emménagogue et un anthelminthique. La zédoaire est la racine d’une zingibéracée de l’Inde. C’est un excitant. La gentiane nous est bien connue. C’est un amer employé comme apéritif, un tonique, un stomachique et un fébrifuge. Le safran est aussi très réputé, très cher et s’utilise en cuisine. En pharmacie, c’est un excitant, un stomachique et un emménagogue. La rhubarbe a été longtemps une importante drogue, laxative, purgative et tonique. Pour sa part, l’agaric blanc est un purgatif puissant et un hydragogue, c’est-à-dire un produit qui détermine une évacuation de liquide de l’organisme, ce qui revient au même. Enfin, la thériaque, connue de tous car elle est la plus célèbre et la plus complexe des préparations pharmaceutiques issues de l’Antiquité, est un antidote précieux à l’époque, bien que son principe actif le plus valable soit l’opium qui n’est pas un antidote… N’oublions pas, pour terminer, les propriétés pharmacologiques, bien connues et abondamment utilisées, de l’alcool !
Plus près de nous, dans les éditions successives du célèbre ouvrage de Dorvault, L’Officine, et ceci jusqu’aux éditions récentes, il se trouve toujours une monographie consacrée à ce célèbre médicament. Sous les noms d’« élixir suédois, d’alcoolé d’aloès et de thériaque composé, de teinture d’aloès composée du Codex », il réunit aujourd’hui encore les drogues originelles, à l’exception de la thériaque qui n’existe plus, à raison de 50 parties d’aloès pour 5 de chacun des autres constituants, dans 2 litres d’alcool éthylique à 60%. Après dix jours de macération, la liqueur est recueillie, le résidu solide exprimé, et l’ensemble est mêlé et filtré. C’est en aloès que s’exprime la dose. L’élixir du Suédois est d’abord une préparation d’aloès.
Les variantes de l’élixir
De nombreuses variantes sont citées, tant sur le plan quantitatif que qualitatif : ajout de quinquina, de cascarille, de sucre pour émousser la saveur alcoolique et conférer du « moelleux ». L’alcool a été remplacé par du miel en vue de préparer des « pilules de longue vie ». Spielmann, à Strasbourg, a indiqué un « élixir amer », une variante préconisée contre le ténia. On peut citer aussi « l’élixir polychreste de Lentilius » et les « Gouttes d’Iéna », renommées comme notre élixir et dont la formule n’est pas connue avec exactitude. Rappelons qu’en pharmacie, polychreste signifie « utile et efficace dans toutes les maladies ». L’élixir « antipestilentiel » ne diffère de l’élixir de longue vie que par une quantité double d’aloès. La composition du médicament n’est donc pas uniforme et il a de nombreux « parents ». Il est très célèbre dans la médecine populaire en tant qu’excitant et purgatif, cette seconde action étant considérée comme très importante jusqu’à une époque récente, dans le cadre de la théorie des humeurs, qui nécessitait de débarrasser périodiquement son organisme des mauvaises humeurs, en particulier digestives, et aussi des parasites qui, compte tenu des habitudes et nécessités alimentaires, avaient pu y élire domicile. C’est pourquoi existent encore d’autres préparations, de composition plus ou moins connue, et dont certaines sont des élixirs de longue vie concentrés. Après ce « nettoyage », un « remontant » était le bienvenu…
Le médicament se présente aussi sous le nom de « baume de longue vie ». C’est en effet l’autre nom que lui donne Mandel dans sa Pharmacopée de Nancy. Mais il existe des « baumes de vie » dont il est difficile de préciser s’il s’agit des mêmes produits. Le mot baume s’adresse en effet aussi à nombre de médicaments liquides, alcooliques et odorants, et recouvre l’idée d’un remède excellent, à laquelle s’ajoute celle d’une consolation avec le terme « mettre du baume au cœur ». Le « baume de vie de Le Lièvre », ou « élixir de Spinâ », diffère de notre élixir, par la présence de myrrhe. Or la myrrhe est un des symboles de l’immortalité.
La situation au XXIe siècle
Qu’en est-il aujourd’hui ? Le médicament est encore disponible en pharmacie sous sa forme liquide préparée par l’industrie ou réalisée par le pharmacien lui-même en tant que préparation magistrale comme je l’ai vu dans les Vosges. J’ai eu l’occasion de voir aussi une préparation concentrée qu’il suffisait de diluer convenablement chez soi. Il se vend également en pharmacie et ailleurs des sachets des « Herbes du Suédois », permettant de réaliser soi-même l’élixir, mais aussi d’en faire un autre usage, par exemple une tisane, forme employée depuis très longtemps. Il faut toutefois préciser que la composition du mélange de plantes n’est pas toujours celle de l’élixir et qu’il en existe de bien compliquées.
La préparation se trouve aussi dans les parapharmacies. Elle se vend également sur internet, sous différents volumes et titres alcooliques, et donc à différents tarifs. Des recettes plus ou moins éloignées de la formule initiale se trouvent dans les ouvrages de médecine naturelle. Dans ce contexte, on peut citer le livre de Madame Trében, La santé à la pharmacie du Bon Dieu, où l’élixir figure en bonne place, bien que modifié, et qui a eu un grand succès.
Précisons enfin que l’aloès, plus exactement le suc de ses feuilles, fait partie maintenant de boissons dont les journaux vantent les bienfaits. Ceci est l’occasion de rappeler que l’aloès est une drogue très anciennement connue, au sens premier du mot ; sans doute une des plus anciennes de l’Humanité, et le principe actif majeur de nombreuses formes médicamenteuses d’autrefois. Les Egyptiens en connaissaient les propriétés digestives et purgatives il y a plus de trois millénaires et, après eux, de nombreux peuples les ont appréciées et utilisées. Un livre intitulé Guérir par l’aloès a été publié à la fin du siècle dernier. Il n’est donc pas étonnant que l’aloès soit toujours présent dans la pharmacopée, ou ce qu’on peut appeler, puisqu’il y a aujourd’hui des parapharmacies, dans la « parapharmacopée ».
Pierre Labrude
janvier 2019