Pour beaucoup de personnes, le mot élixir fait immédiatement penser à L’élixir du révérend père Gaucher des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet. Et il est de fait que de nombreux élixirs monastiques ont existé. La forme pharmaceutique élixir a joui d’un grand développement au cours des siècles passés, et il suffit pour s’en convaincre de décompter les formules d’élixirs et leurs indications dans les pharmacopées et les formulaires. Très nombreux autrefois, à la limite du médicament et de la boisson, souvent parés de propriétés exceptionnelles, ils ont presque tous disparu. Il en reste toutefois quelques-uns. L’élixir de Garrus est de ceux-là.
Qu’est-ce qu’un élixir ?
Pour le Traité de pharmacie galénique d’Astruc et Giroux à Montpellier, les élixirs sont des alcoolés sucré, alors qu’ils faisaient autrefois partie des teintures alcooliques. Ce sont donc des liqueurs, agréables à boire, contenant des principes actifs médicamenteux ou, au contraire, dépourvus de vertus thérapeutiques. Leur préparation est variable et rappelle celle des potions. Leur saveur est « alcoolico-sucrée » ; elle est dite « liquoreuse ». La saveur alcoolique prédomine à l’issue de leur préparation et procure une sensation âcre, mais, après vieillissement, l’interversion progressive du sucre leur confère de plus en plus de moelleux, comme certains vins. Leur coloration et leur odeur sont en rapport avec leur composition, et l’élixir de Garrus est coloré par le safran qu’il contient. Ces auteurs précisent encore que les élixirs se conservent aisément, grâce à l’alcool, mais qu’il faut choisir un endroit frais et des flacons bien bouchés, que leur délivrance doit se faire « dans des flacons de belle apparence et d’aspect soigné, pour compléter l’effet moral de la préparation qui constitue un médicament agréable, souvent de luxe, (…), administré par cuillerées, par verres à liqueur, soit seul, soit dilué dans des tisanes ou potions ».
De nos jours, l’élixir est une « préparation résultant du mélange de sirops, de sucre ou de glycérol avec de l’éthanol renfermant des substances médicamenteuses ». Le titre alcoolique doit être au moins de 20 degrés, et ceux préparés avec du sirop ou du sucre doivent contenir au moins 20% de sucre officinal.
L’élixir de Garrus, sa composition et sa préparation
Stimulant digestif, stomachique et tonique à la dose de 20 à 60 grammes, également utilisé comme aromatisant des potions, comme apéritif et comme liqueur, l’élixir de Garrus est obtenu à partir de l’alcoolat du même nom, qui n’a pas d’usage spécifique. Il servait autrefois à la préparation de l’élixir de terpine.
L’alcoolat ou esprit de Garrus ou alcoolat de safran composé pour préparer l’élixir de Garus (avec un seul r) ou alcoolatum de croco compositum ex quo paratur elixirium dictum de Garus, plus tard alcoolatum vulgo dictum gari ou alcoolatum gari, est un liquide limpide et incolore, obtenu par macération au frais pendant plusieurs jours, puis filtration, dilution aqueuse et distillation, d’un mélange d’aloès succotrin (ou socotrin ou soccotrin, parce qu’originaire de l’île de Socotora ou Socotra, dans l’océan Indien, appartenant au Yemen ; c’est le plus réputé des aloès), de safran incisé, de myrrhe, de clous de girofle, de cannelle de Ceylan et de muscade dans de l’alcool à 80%. Après distillation, le titre alcoolique est de 85%.
L’élixir (elixirium gari) comporte, en plus, de la vanille, du safran (à nouveau), du capillaire du Canada ou de Montpellier, de l’eau distillée de fleur d’oranger et du sucre blanc (respectivement pour ces derniers, 200 et 1000 parties pour 1000 d’alcoolat). Il est obtenu par macération de la vanille et du safran dans l’alcoolat, auquel sont ajoutés, après 48 heures de contact et filtration, le sirop formé par le mélange du sucre, d’une infusion filtrée de capillaire et de l’hydrolat de fleur d’oranger. L’élixir terminé est filtré.
La formule a subi plusieurs modifications : suppression de l’aloès dans l’alcoolat pour rendre l’élixir plus agréable au goût, suppression du girofle et augmentation de la quantité de sirop de capillaire. Il existe aussi beaucoup de formules particulières : l’élixir de Garrus illico, par exemple, résulte d’une préparation directe à partir d’une formule simplifiée par la suppression de l’aloès, de la myrrhe, de la vanille et du sucre. D’autres modes opératoires existent. C’est ainsi qu’à la Pharmacopée suisse, dans le premier tiers du XXe siècle, l’élixir aromaticum (nom donné ici à l’élixir de Garus, avec un seul r) est obtenu par macération, pendant six jours, du safran, de l’écorce de cannelle, des clous de girofle et de la graine de muscade dans l’alcool. Après filtration, sont ajoutés du cognac, du sirop simple et de l’eau de fleur d’oranger, puis l’ensemble est laissé au repos pendant un mois. D’autres formules sont plus compliquées. Ainsi, dans ses Eléments de pharmacie, en 1769, Baumé incorpore à l’élixir des figues grasses et de la réglisse coupée, et il le place parmi les ratafias, qui sont des liqueurs de table.
Quant à l’élixir de terpine (elixirium terpini), il contient 0,5 partie de terpine pulvérisée pour 100 d’élixir de Garrus. Modificateur des sécrétions bronchiques par la terpine qui les accroît et les fluidifie à faible dose et les tarit à forte dose, il était employé dans le traitement des bronchites subaiguës et chroniques.
L’invention et l’histoire de l’élixir : le docteur Garrus
Dans son ouvrage paru en 1924, Leclerc indique la rareté des connaissances de l’époque sur l’origine de l’élixir et l’identité de son inventeur, et il souligne les contradictions publiées à son sujet. Selon les auteurs, Garrus aurait été un épicier parisien, ou un apothicaire hollandais, ou un empirique, voire un charlatan. En réalité, selon Maurice Bouvet, l’inventeur de l’élixir est Joseph Garrus, fils de Jacques Garrus, avocat, et de Catherine Fénis, né à Callas (près de Draguignan, en Provence) le 16 (?) mai 1648. Docteur en médecine de la faculté de Montpellier comme le précisent les brevets royaux, peut-être en 1673, il s’est installé à Paris en 1680. A cette époque, la Faculté de médecine lutte contre les médecins issus des universités de province qui ne peuvent exercer que s’ils sont inscrits sur la liste de la Chambre royale des universités provinciales qui a été créée en 1668, mais qui n’a pu fonctionner et qui sera supprimée dès 1672. Elle n’en continuera pourtant pas moins à fonctionner… Garrus et d’autres provinciaux ont réussi à s’y inscrire en 1684, mais ils en sont expulsés en 1686. La trace de Garrus est alors perdue, car il a dû quitter Paris… Il y revient ultérieurement, et on sait, à l’occasion du mariage de sa fille Elisabeth avec Pierre Giron, docteur en médecine, conseiller et médecin du roi, le 3 juillet 1719, qu’il réside « rue Saint-Louis, près le Palais, paroisse Saint-Barthélémy ». Veuf d’Elisabeth-Louise Bridaut, il a épousé Marie-Madeleine Barbey, nièce d’un épicier, ce qui peut expliquer son orientation vers la préparation d’une liqueur médicinale, marchandise que débitent alors les épiciers. De cette seconde union est née Marie-Thérèse Garrus, qui épouse Charles-Alexandre Hébert, seigneur de Sainte-Segré, le 31 janvier 1720 à l’église Saint-André-des-Arts. Leur fille Catherine y est baptisée le 9 septembre suivant, mais la jeune mère décède quelques semaines plus tard et est inhumée dans le cimetière de cette église. Joseph Garrus décède rue Dauphine le 17 octobre 1722, à l’âge de 74 ans, et est inhumé dans le même cimetière. Madame Garrus meurt le 26 juillet 1739 chez les Ursulines de la rue Sainte-Avoye. Du vivant de son mari, l’élixir avait reçu un accueil très favorable, et ce succès aura d’importantes conséquences financières pour elle et sa famille.
L’existence de l’élixir est attestée en 1719, et il a joué un rôle le 21 juillet de cette année, dans la tentative de sauver la vie de Marie Louise Elisabeth d’Orléans, née le 20 août 1695, duchesse de Berry, fille aînée du Régent, et veuve de Charles de France, duc de Berry (1686-1714), l’un des fils du Grand Dauphin et l’un des petits-fils de Louis XIV. A la fin de l’année 1718, la duchesse, dont l’inconduite est notoire, avait eu une fin de grossesse difficile, mais elle s’était remise. Toutefois, un séjour au château de Meudon amène une recrudescence de sa maladie, et elle se fait transporter au château de la Muette où son état empire, « au lendemain d’une fête nocturne » selon Leclerc. La renommée de l’élixir étant connue de la Cour et la duchesse étant à la dernière extrémité le 19 juillet, on appelle Garrus qui lui fait absorber de l’élixir, et demande que rien d’autre ne lui soit administré, si ce n’est par lui. L’état de la duchesse s’améliore alors « au delà de toute espérance », elle reprend connaissance et parle à son père, mais, en dépit des recommandations de Garrus et des parents de la duchesse, Chirac, médecin du duc d’Orléans, le père de la duchesse, lui administre un purgatif. Rien ne peut alors sauver la malade qui meurt vers deux heures du matin le 21 juillet…
Maurice Bouvet indique qu’un autre remède en vogue, le lilium, a été administré à la duchesse après l’élixir. Le Lilium de Paracelse ou teinture des métaux ou alcoolat de potasse antimonié, a pour base l’antimoine, l’étain, le cuivre, le nitre (nitrate de potassium), la crème de tartre (tartrate acide de potassium) dont l’ensemble, après diverses opérations, est mis à digérer à l’étuve dans l’alcool éthylique à 95%, puis filtré. Cette préparation hermétique, c’est-à-dire alchimique, est « le médicament par excellence » selon son auteur. C’est un cordial assez puissant, « utile dans les maladies malignes et les épuisements excessifs », mais aussi un purgatif par l’antimoine et le tartre qu’il contient, comme en témoignent les « évacuations » mentionnées par Bouvet à partir de documents de l’époque. Comme on sait que Chirac a administré un purgatif à la duchesse à un moment où Garrus s’était absenté, il n’est pas impossible que cela ait été le lilium. En l’absence du purgatif, que cela ait été le lilium ou non, l’élixir de Garrus aurait-il pu, à lui seul, sauver la duchesse ? Cela semble peu probable…
En cette même année 1719, Garrus soigne le maréchal de Villars, qui est âgé de 66 ans, dont la santé est dégradée, qui a perdu la présidence du Conseil de la guerre et n’est plus membre du Conseil de régence, puisque le Régent a supprimé les conseils, et qui a eu très peur d’être compromis dans la conspiration de l’ambassadeur d’Espagne Cellamare. L’élixir rétablit rapidement sa santé. Il « en prit souvent depuis et en porta toujours dans sa poche » précise Bouvet.
Joseph Garrus a aussi comme patient le maréchal de Villeroy, gouverneur du petit roi Louis XV. Villeroy a 75 ans et des soucis politiques comparables à ceux de son collègue Villars. Il a dépéri et se trouve atteint de furonculose, mais il est « sauvé » par l’élixir ! Madame, Elisabeth-Charlotte de Bavière, Princesse Palatine, belle-soeur de Louis XIV, mère du Régent et grand-mère de la duchesse de Berry, reçoit aussi le précieux médicament, mais il n’a pas le même succès, et elle meurt le 8 décembre 1722. Leclerc évoque un prospectus qui indique : « On ne citera pas toutes les personnes à qui ce remède a conservé et même sauvé la vie : on se contentera seulement de dire que les Rois, les Princes et les personnes de qualité et autres en font usage ». C’est un langage de l’époque et bien sûr un langage publicitaire, mais ces mots traduisent forcément, au moins en partie, une réalité…
Remède secret, c’est-à-dire dont la formule n’est connue que de son inventeur, l’élixir est alors très en vogue et il se vend cher : 15 livres la bouteille après 1722. Bien que le pouvoir royal tente de limiter la fabrication des remèdes secrets, pour lutter contre le charlatanisme, le premier médecin du Roi, en réalité le Roi lui-même, leur accorde des brevets et récompense leurs auteurs par des pensions, tandis qu’il en protège l’essor en les laissant être utilisés à la Cour… C’est ainsi que, sur les conseils du maréchal de Villars, Madame Garrus vend sa formule au Roi qui lui accorde un « brevet de permission (…) de vendre un élixir » le 21 mai 1723, puis une pension de 1000 livres pour elle et une autre de la même somme pour l’ensemble des petits-enfants de Garrus par deux brevets du 22 mai suivant, enfin, le 1er juillet 1727, Louis XV octroie une augmentation de 500 livres à la pension de Madame Veuve Garrus. Cette faveur est peut-être due à l’intérêt que la Reine portait à ces médicaments. En effet, « lors d’une visite à la pharmacie de la Maison royale de Saint-Cyr, Marie Leczinska (…) déroba une fiole d’élixir de Garrus et une fiole de gouttes du général de la Motte, remèdes alors en pleine vogue ». Après 1722, l’élixir est vendu 15 livres la bouteille, et, en 1730, ces gouttes valent de 20 à 25 livres. Preuve de leur vogue, ces médicaments sont mentionnés par Diderot dans Les bijoux indiscrets en 1748.
Munie de son brevet, Madame Garrus continue la vente du médicament. Le prix de la bouteille d’un demi-septier, soit moins d’un quart de litre, est alors de 12 livres, celui de la demi-bouteille, de 6 livres. Ce prix, très élevé, est encore valable en 1746. Après sa mort, c’est l’une des petites-filles, sans doute Catherine Hébert, associée à Léné, qui meurt en 1758 et laisse à son domestique Geoffroy la vente provisoire de l’élixir. De nombreux vendeurs et contrefacteurs : apothicaires, épiciers, droguistes, confiseurs, dentistes, etc. préparent et vendent ensuite l’élixir qui finit par se trouver partout au détail, à Paris et en province.
Une panacée du XVIIIe siècle
Les propriétés pharmacologiques actuellement admises pour les drogues, toutes d’origine exotique, qui entrent dans la composition de l’élixir, sont assez similaires : tonique, excitant, stimulant, stomachique, antispasmodique. Cependant, on trouve aussi les qualificatifs d’aromatisant (pour la cannelle, la vanille, l’eau de fleur d’oranger), d’emménagogue (pour l’aloès et la myrrhe) et de purgatif (pour l’aloès). L’indication actuelle de l’élixir est stomachique. Dans la pratique des XVIIIe et XIXe siècles, les nombreuses propriétés qui lui étaient attribuées en faisaient un remède universel, une panacée. Il était réputé conserver la santé, la maintenir et la rétablir.
Un prospectus reproduit par Bouvet décrit les « Proprietez de cet élixir » dont la dose est d’une cuillerée à bouche, mais qui peut s’augmenter et se diminuer « selon l’âge et le tempérament des malades et la manière de s’en servir, différente selon l’état de la maladie ». L’élixir de Garrus est en effet préconisé alors dans le traitement des fièvres malignes et de la dysenterie, des fièvres tierces et quartes, de la petite vérole, de la rougeole, du bubon pestilentiel, des vomissements, de la douleur des coliques, des indigestions, des maux et faiblesses de l’estomac, de l’asthme, de l’apoplexie, de la paralysie, de la léthargie, des mouvements irréguliers, de la gangrène, des ulcères, des blessures et contusions, enfin pour « les suppressions aux femmes en couches et les suppressions du flux mentruel ». « Exempt de corruption, il ne diminue jamais rien de sa vertu, c’est un remède universel, qui fortifie la nature, purifie le sang, (…) rétablit la chaleur naturelle, (…) et aide la nature et lui donne la force d’évacuer sans violence… »
L’élixir est présent dans de nombreux ouvrages de pharmacie et pharmacopées du XVIIIe siècle, par exemple la Pharmacopée parisienne de Martinenq en 1748, la Pharmacopée strasbourgeoise de Spielmann en 1783 et même la Pharmacopée de Nancy en 1790 où il comporte de l’anis étoilé en plus de ses constituants habituels. Il figure au Catalogue des remèdes dont on peut s’approvisionner pour avoir une cassette de pharmacie bien fournie… de Louis-Claude Cadet (de Gassicourt) en 1765 et au prix-courant de Baumé en 1775.
Garrus aurait-il été un imitateur ?
De pareilles propriétés et un tel succès ne pouvent qu’attirer la jalousie. Aussi Garrus est-il accusé de plagiat par Astruc et par l’Encyclopédie en 1755. Il se serait servi de l’élixir de propriété de Paracelse ou teinture d’aloès et de myrrhe safranée, dont la formule et le mode opératoire initiaux, assez obscurs, ont donné lieu à de nombreuses variantes de composition et de technique : élixirs acide de Boerhaave, alcalin, antiscorbutique, aromatique. En 1757, dans le Dictionnaire médicinal, sa formule comprend de l’aloès succotrin, de la myrrhe, du castor (castoréum, stimulant antihystérique et antispasmodique) et du safran, de l’huile de tartre (tartrate acide de potassium) et de l’esprit de vin (alcool éthylique), et ce médicament est « propre à calmer les désordres de la tête et des esprits ». Baumé, pour sa part, se contente du mélange des teintures des trois constituants, myrrhe, safran et aloès, et indique que l’élixir « fortifie le coeur et l’estomac, aide à la digestion, purifie le sang, provoque les règles et diminue les vapeurs hystériques ». Il serait intéressant de connaître le sens particulier du mot « propriété ». S’agit-il de la propriété de Paracelse son inventeur ?, des propriétés du médicament, le mot signifiant qualité, faculté, vertu ?, le mot avait-il aussi un sens alchimique ? Je ne peux pas répondre à ces questions.
Garrus n’aurait donc fait qu’ajouter du sirop de capillaire et quelques aromates à l’élixir de propriété blanc (celui de Baumé ci-dessus). Mais il y a plus, cet élixir de Paracelse ne serait qu’une teinture (au sens de liqueur alcoolisée) des pilules pestilentielles de Rufus ou pilules d’aloès et de myrrhe, qui figurèrent au Code des médicamens et qui étaient composées d’aloès, de myrrhe et de safran assemblés par du sirop d’absinthe ou du vin rouge, et étaient utilisées comme tonique, stomachique et purgatif. De Rufus d’Ephèse, dont elles sont éponymes, qui est l’un des plus célèbres médecins de l’Antiquité, qui vécut sans doute à Rome au début du second siècle de notre ère, on sait peu de choses. On lui connaît une notice sur les remèdes purgatifs et une célèbre description de la peste, constituant un des livres de l’Epitomé de Paul d’Egine qui justifient le nom donné, mais peut-être pas l’efficacité attribuée à « ses » pilules. Dans sa Pharmacopée universelle, Lemery écrit en effet à leur sujet : « on s’est donné bien de la peine à inventer des receptes inutiles, celle-cy est de ce genre (…) ». Toutefois, il faut peut-être donner une autre dimension à cette question, celle du sacré : dans son travail sur le millénaire d’Ibn al-Jazzar, médecin et pharmacien maghrébin, Jazi cite, parmi les médicaments pour l’usage interne, le hiéra, dont le nom est issu du grec hiéros, sacré, et qui était considéré par les Grecs comme un, ou même comme le médicament sacré, et qui est une pilule purgative, composée de produits amers, dont l’aloès. Dans le Dorvault, l’électuaire hiera-picra ou électuaire d’aloès composé, contient entre autres, et outre l’aloès, de la cannelle et du safran.
L’élixir de propriété, pour sa part, n’est pas éloigné de la teinture de myrrhe et d’aloès. Il semble donc aujourd’hui difficile de savoir qui a copié qui. L’aloès, la myrrhe, le safran et les autres drogues utilisées pour la préparation de l’élixir de Garrus entrent aussi dans la formule d’autres médicaments, dont certains élixirs… Par ailleurs, de nombreux médicaments, les élixirs en particulier, revendiquent des indications similaires.
L’aloès figure dans les plus anciens traités de médecine. En 1865, le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales lui consacre une longue monographie. Après avoir décrit les espèces botaniques, elle comporte un paragraphe important sur la pharmacologie de l’aloès et les médicaments qui en dérivent. A faible dose, c’est un tonique, à forte dose, un purgatif drastique. A propos de l’élixir de Garus ou « ratafia », le dictionnaire estime que les principes actifs de l’aloès n’y sont pas présents, car ils ne sont pas volatils à la distillation. En thérapeutique, il décrit plusieurs applications de cette drogue, en particulier comme apéritif et digestif, comme purgatif, comme modificateur de la sécrétion biliaire, comme anthelminthique et comme « agent de fluxion sanguine », entre autres comme emménagogue et comme « excitant du flux hémorrhoïdal ». Nombreuses sont alors les préparations qui contiennent de l’aloès, et le Dictionnaire encyclopédique… en cite aussi beaucoup. Parmi elles, « l’élixir de longue vie » ou « élixir du Suédois », stomachique et légèrement purgatif, est encore très utilisé de nos jours. Il s’achète tout prêt à la pharmacie ou se prépare à la maison avec les « Herbes du Suédois ». L’aloès reste aussi d’actualité comme en témoigne l’ouvrage Guérir par l’aloès, de Wirth, dont l’un des sous-titres mentionne qu’il constitue « Un tournant décisif dans l’histoire de nombreuses maladies ».
Comment expliquer le mystère et la notoriété des élixirs ?
Le mot élixir a pour nous une sorte de connotation merveilleuse. Il est apparu en France sous sa forme actuelle au XIVe siècle, après avoir été « eslissir » au siècle précédent. Il dérive de l’arabe al-iksîr, pierre philosophale et médicament, et du grec kséron, médicament. C’était autrefois, précise le dictionnaire consulté, « la substance la plus pure que l’on tirait de certains corps, la quintessence d’une chose ». Ceci conduit à l’alchimie et aux origines de la chimie… Le mot iksir rappelle un nom antique du Soleil, le mot grec seir. En hébreu, El ik sir signifie soleil. Or, dans l’alchimie, l’importance du soleil est grande, car « c’est par le soleil que tout s’accomplit ». La belle couleur jaune d’or de l’élixir de Garrus, due à l’aloès et au safran, rappelle le soleil. Le célèbre dictionnaire de Trévoux, en 1734, envisage plusieurs acceptions pour l’origine et l’emploi du mot élixir. Il le fait provenir d’une part de l’arabe fraction, au sens de « fracture », c’est-à-dire de rupture de ou d’avec la maladie, et au sens plus classique « d’extraction d’essence », et d’autre part du grec secours dans le sens de « se secourir avec lui ». En médecine, il contient « la plus pure substance des principes choisis », et sa préparation permet de retenir la « vraie essence des médicaments ».
Analysant en 1969 un ouvrage allemand consacré aux élixirs, essences et teintures, Bachoffner écrit que « ces trois formes constituent un chapitre important de l’histoire des médicaments ». Des premiers, il cite « l’élixir universel de l’alchimie arabe, autrefois paré de merveilleuses espérances et qui n’est plus qu’une solution de sels d’or aux indications exclusivement thérapeutiques », mais il mentionne aussi « l’élixir de longue vie » et « l’élixir vitae de Paracelse ». S’étant livré au même exercice en 1956 à propos d’une thèse, Collard était du même avis. Il écrivait que « l’élixir est une préparation qui se rapproche beaucoup de l’esprit », c’est-à-dire une préparation issue de la distillation et qui peut être considérée ici comme un alcoolat, et « guérit à peu près toutes les maladies ; un élixir vanté comme stomachique est également bon contre l’asthme, l’épilepsie, etc. » Il ajoute que « le mot teinture a été peu employé, les termes esprit, élixir, quintessence, semblant plus nobles, plus riches, plus prometteurs de succès extraordinaires ». Les élixirs « de vie » ont été très nombreux dans les formulaires, et leur intitulé montre bien ce qu’on attendait de leur absorption !
N’a-t-on pas qualifié d’élixir, lors de la publication de sa formule, la préparation « admirable en vertu », qui est réputée avoir guéri Louis XV, malade à Metz en 1744 ? Et si, parmi les nombreux constituants de « l’élixir du sieur Moncherveau avec lequel il a eu le bonheur de guérir le roy étant à Metz », l’aloès et le capillaire ne figurent pas, on y trouve tous les autres composants de l’élixir de Garrus, tandis que de nombreuses indications sont communes à ces deux médicaments… Le mot avait aussi été utilisé pour une préparation employée pendant les derniers jours de Louis XIV, en 1715. Bluche indique : « A onze heures (le 27 août) se présentait à Versailles un Provençal, le sieur Brun : il disait apporter un élixir souverain contre la gangrène, même interne. (…) ». Le Roi en reçut à plusieurs reprises, dilué dans du vin d’Alicante.
L’élixir de Garrus jusqu’à nos jours.
Avec la composition que nous lui connaissons, il n’est pas étonnant que l’élixir de Garrus ait servi d’aromatisant de potions et de tisanes et de véhicule de principes actifs, mais aussi de liqueur de table, surtout lorsque sa formule comporte du cognac !… Dans cet esprit, on sait bien que les vins et les liqueurs ont abondamment fait partie de la thérapeutique hospitalière et que leur coût a représenté autrefois une part importante des dépenses des hôpitaux ou de leurs apothicaireries… Par ailleurs, en son temps, Lemery n’avait-il pas indiqué à propos de l’élixir de Garrus « qu’il est un ratafia extrêmement précieux, dont on fait aujourd’hui plus d’usage pour flatter la sensualité des personnes en santé que pour la guérison des Malades ».
L’élixir étant aussi une boisson, le mot « garus » est devenu un substantif, sans majuscule et avec un seul r. Dans Madame Bovary (1856), Flaubert écrit : « (…) Allons chez Bridoux prendre un verre de garus ». Et, un peu plus loin : « (…) Homais leur donna des conseils ; il embrassa Bridoux ; on prit le garus ». Plus tard, en 1889, Alphonse Daudet, déjà cité, a aussi eu recours à l’élixir de Garrus à un moment important de Tartarin sur les Alpes. Tartarin ayant décidé de planter l’étendard du Club des Alpines « sur une des plus hautes cimes de l’Europe, son ami Bézuquet, pharmacien, mis dans la confidence, décide de boire à l’entreprise quelque chose de bon, qué ?… un verre d’élixir de Garus… »
Conclusion
Comme pour beaucoup d’autres médicaments anciens, l’incertitude sur leur véritable origine et sur l’identité de leur véritable inventeur demeure et demeurera sans doute longtemps. Dans le cas des élixirs, qui étaient très nombreux, qui étaient fréquemment présentés comme doués d’une efficacité merveilleuse et universelle, c’est-à-dire comme des panacées, même si leur vocation était classiquement digestive et reconstituante, la recherche est encore plus difficile. Sur l’élixir de Garrus, nous disposons de beaucoup de renseignements. Nous constatons aussi de nombreuses similitudes avec d’autres produits médicamenteux. Dans son ouvrage Les vertus des plantes, le professeur Pelt écrit de lui : « Je ne connais aucun apéritif qui puisse lui tenir tête ».
Liqueur médicinale et liqueur de table à la fois, le fameux élixir a donc survécu à la « révolution thérapeutique » et il doit encore être possible de s’en procurer en droguerie pharmaceutique. Un bon signe d’appréciation de l’intérêt que les élixirs présentent encore de nos jours est le fait qu’on trouve en librairie, dans les rayons consacrés aux livres de cuisine, des ouvrages qui leur sont entièrement consacrés…
Pierre Labrude
janvier 2019