Le « Baume du Valdajol »,
un médicament
sans doute inventé par les rebouteux
de la famille Fleurot du Val d’Ajol (Vosges)
La commune vosgienne du Val d’Ajol, dans le sud du département des Vosges, est renommée, depuis des temps très anciens, pour avoir été à l’origine de l’activité de nombreux rebouteux dont les plus célèbres sont les membres de la famille Fleurot. Ils ont mis au point plusieurs médicaments, parmi lesquels, dit-on, un baume dont on trouve trace dans certains formulaires, et qui est devenu une spécialité pharmaceutique à part entière, immortalisée il y a plus d’un siècle par au moins un placard publicitaire. Le Val d’Ajol se trouve à douze kilomètres de Remiremont, et tout près de la station thermale de Plombières.
Le baume de Valdajol ou « du Valdajou » ou encore « de Valdajou »
Deux recueils pharmaceutiques issus de l’hôpital Sainte-Béatrix de Remiremont, créé vers 1725 dans cette cité vosgienne riche d’un chapitre de chanoinesses issues de la haute noblesse, sont maintenant conservés aux archives municipales de la ville. La formule du « baume de Valdajol » figure dans chacun d’eux.
Cette formule se trouve également dans un formulaire très vraisemblablement constitué à Nancy à la fin du XVIIIe siècle et dont une publication a été faite au début du XIXe par son auteur ou par la communauté religieuse à laquelle elle appartient : le Recueil de recettes et secrets expérimentés par la Soeur Hyldegarde Nitzeler, ancienne pharmacienne…« . Ce document a très certainement été élaboré à l’occasion de ses fonctions à l’hôpital militaire de Nancy, avant qu’elle ne soit nommée à Pont-à-Mousson. Ce Recueil de recettes et secrets…, daté de Pont-à-Mousson en l’an IX, contient la formule du baume. Resté à l’état de manuscrit, il se trouve aujourd’hui dans le fonds ancien de la bibliothèque interuniversitaire de médecine-pharmacie-odontologie, sur le campus santé de Nancy-Brabois, à Vandoeuvre-les-Nancy. La formule s’intitule « beaume du Valdajol » et elle mérite d’être intégralement transcrite, car elle a l’avantage de nous faire connaître la composition, la préparation et les conditions d’emploi et les indications de ce remède. Elle est identique à celle des registres de Remiremont. Je la transcris ici sans aménagement orthographique.
« Prenez une livre d’huile d’olive, de la meilleure, une demie livre de poix raisinne (résine), une demi livre de poix blanche, un quarteron de cire jaune ; il faudra faire fondre le tout ensemble, et prendre une poignée de sauge, et de rhut (rue), un quart de poignée et d’absinthe que vous jetterez dedans, rien que les feuilles, et mettrez le tout dans une grande terrine neuve vernissée , après quoi vous la mettrez sur un feu de charbon que vous ferez bouillir doucement pendant un quart d’heure, et vous le remuerez toujours, vous l’ôtez du feu un moment avant de le tirer, vous y mettrez une once d’esprit de térébentine, vous passerez tout dans un linge clair, et vous mettrez le beaume dans un pot qui se garde cinquante ans ; il est excellent pour les maux de rheins, en se frottant pendant quelques jours, pour les rhumatismes en se frottant la partie malade, pour la galle, infaillible, et pour quantités d’autres incommodités, il soulage et appaise la douleur de la goute, pour toutes meurtrissures, douleurs et contusions : il faut frotter la partie malade avec une serviette chaude, et oindre du dit beaume, mettre sur une feuille de papier brouillard, on s’en sert aussi pour la toux et l’asthme, il est admirable pour les douleurs d’oreilles et surdité , en mettant dans l’oreille une petite tente bien ointe du dt baume, on peut aussi s’en frotter l’oreille, pour ceux qui sont sujets à la gravelle, ardeur d’urines, viscosités et douleurs de vessie, on s’en frotte sur le bas ventre, après l’avoir frotté avec un linge bien chaud, ensuite on met un papier brouillard par dessus, pour toutes sortes de blessures de fer, pourvu que les os ne soient point offensés, il faut bien réunir l’ouverture de la blessure, mettre du dit baume sur un linge, l’appliquer sur la partie et la comprimer par une ligature, de sorte que la plage ne s’ouvre pas ; pour nerfs affoiblis et retirés ; on frotte la partie d’un linge chaud, en appliquant dessus du dit baume et un papier brouillard ; il faut remarquer qu’il faut toujours se servir de le (sic) baume froid et rechanger l’appareil de vingt quatre heures en vingt quatre heures ».
Le baume contient donc un assez grand nombre de constituants comme cela était classique autrefois : de l’huile d’olive, deux sortes de poix et de la cire jaune en tant qu’excipients, et un nombre assez important de principes actifs : de la sauge (ici en qualité de vulnéraire, d’anti-inflammatoire et de tonique), de la rue (autrefois aux multiples vertus, ici révulsive), de l’absinthe (sans doute employée ici comme stimulant) et de l' »esprit de térébentine », c’est-à-dire ce que l’on obtient par distillation de l’oléorésine jaune ou brune issue de certains résineux, l’épicéa dans les Vosges, et qu’on nomme aujourd’hui « essence de térébenthine » (ici utilisée comme antiseptique et révulsif). Cette composition conduit à considérer que ce baume répond aussi, et même plutôt, à la définition d’un onguent, ce qui explique qu’il est également appelé « graisse des Fleurot », principalement dans le milieu où évoluent ces rebouteux, qui est celui de la médecine populaire et des remèdes correspondants.
Selon les critères de l’époque, c’est-à-dire les XVIIe et XVIIIe siècles, ce baume de Valdajol est considéré comme excellent dans les maux des reins, les rhumatismes, la gale, les douleurs de la goutte, les meurtrissures, douleurs et contusions, la toux et l’asthme, les douleurs d’oreille et la surdité, la gravelle (calculs vésicaux, appelés alors « maladie de la pierre ») et les maladies de la vessie, et même les blessures à condition que « les os ne soient pas offensés »… La manière de l’utiliser, variable selon les pathologies, est également précisée : frictions directes ou avec une serviette chaude enduite de baume suivies d’un recouvrement de la région considérée par du papier brouillard ou sous la forme d’une tente bien imbibée dans l’oreille, etc. Le « papier brouillard » est un papier non collé et poreux, donc susceptible d’absorber l’excédent d’un produit. Pour sa part, une tente est un petit rouleau de charpie un peu dur, cylindrique ou pyramidal, tenu par des fils en vue de son maintien en place puis de son retrait. Elle est très employée alors pour recouvrir les plaies et les ulcères, et il s’en fait aussi en éponge et en racine, de gentiane par exemple.
Ce qu’est devenu ce baume
Cette formule a été reprise par Cadet de Gassicourt en 1810 (Bulletin de pharmacie, 2e année, n°9, p. 432) avec exactement les mêmes constituants, un mode opératoire plus simplement décrit, et les luxations comme seule indication. Rappelons ici que les pathologies articulaires, comme les entorses et les luxations, font partie de l’activité classique, et même journalière, des rebouteux. Ultérieurement, un membre de la famille Fleurot, Amé Fleurot, qui avait été médecin au Val d’Ajol, a remanié la préparation, qui a reçu le nom de « Baume Fleurot » en tant que spécialité vendue en pharmacie et qui était au début du XXe siècle la propriété de M. Hückel, pharmacien à Héricourt en Haute-Saône. Elle devait l’être depuis beaucoup plus longtemps car j’ai trouvé une publicité parue en 1886 à Cette (Journal de Cette, Sète de nos jours, 5-6 décembre 1886, 12e année, n°301, p. 4, disponible en ligne sur le site de la médiathèque de la ville) où le baume se trouve à la pharmacie Fenouillet, ainsi que dans des officines de Montpellier et de Béziers. Cette « réclame » indique :
BAUME FLEUROT
du Val d’Ajol
du Docteur A. Fleurot
Médaillé d’Or de l’Académie Nationale,
Prix du flacon : 1 fr. 50 dans toutes les Pharmacies.
Au milieu se trouve la liste des indications du merveilleux produit. Le médicament est réputé être « un remède souverain contre rhumatismes, sciatiques, paralysies, maux de reins, vieilles entorses (en effet, on observe souvent un passage à la chronicité, ou plutôt à la répétition d’une entorse située habituellement au même endroit), foulures, engorgements chroniques, empâtements articulaires, et suites de fractures et luxations, etc. employé depuis un temps immémorial par les célèbres praticiens du Val d’Ajol qui en ont fait des cures merveilleuses ». Deux dessins accompagnent le texte : à gauche une personne assise avec un pied gauche bandé ou plâtré et qui ne peut pas marcher, et, à droite, sans doute la même qui se déplace aisément. Cette véritable panacée a vraisemblablement disparu depuis longtemps maintenant de notre arsenal thérapeutique. Le mot « flacon » indique qu’il s’agit sans doute d’une préparation liquide, comme cela est classique et a été mentionné pour le Baume du Commandeur.
Pierre Labrude,
janvier 2019