Oser aborder un problème chinois de quelque nature qu’il soit semble prouver une témérité folle, de l’inconscience ou, si l’on est indulgent, un don tout à fait exceptionnel pour la simplification*.
Il suffit de se souvenir que sur terre, un homme sur six, aujourd’hui, est chinois et que, depuis plus de deux mille ans, existe une civilisation chinoise possédant d’abondantes archives.
Depuis plus de deux mille ans existe une médecine chinoise savante, transmise par des textes datés et catalogués. Elle se trouve étroitement mêlée à la philosophie, à la religion, à la magie et, d’une façon générale, à une certaine conception du monde.
Tous les spécialistes admettent l’extrême richesse de la matière médicale chinoise. Quelques chiffres permettent de l’établir aisément. Le pharmacologue Li Che-Tchen (1518-1593), dans son traité connu sous le nom de Pen ts’so kang mou, étudie 1 871 substances, dont 1 074 sont végétales, 443 animales et 354 minérales. Cet auteur choisit dans les ouvrages médicaux antérieurs 8 161 recettes et aboutit à près de 16 000 Prescriptions.
Le Dr Pierre Huard, qui cite ces chiffres, remarque de plus que, sur les 1 871 substances décrites, 374 sont nouvelles. Si cela démontre la science de Li Che-Tchen, cela prouve aussi l’étonnante abondance des remèdes traditionnels mis à la disposition des médecins chinois.
Cela tend encore à faire croire que la connaissance chinoise a été susceptible de progrès.
Sans doute la première tâche des érudits a-t-elle été de maintenir le dépôt légué par les ancêtres, mais ils ont tout de même innové sur certains points.
De telles remarques semblaient ici d’autant plus nécessaires qu’il était impossible d’esquisser les grands traits de la pensée chinoise classique ou même, plus spécialement, de la médecine chinoise, de donner un aperçu de l’histoire chinoise et de chercher à écrire une chronologie de la thérapeutique chinoise.
Chen Nong, le « laboureur divin », le dieu du Feu qui, par l’incendie, transforma la jungle en terre arable, puis enseigna au peuple l’usage de la charrue, fut aussi dieu de la Médecine et de la Pharmacie. Sa science des plantes médicinales lui permit, selon la légende, d’écrire le Pen-ts’ao ou recueil de matière médicale. il expérimenta les toxiques, découvrit l’accoutumance et eut des notions de posologie.
Le successeur de Chen-Nong, Houang Ti, « l’empereur jaune » serait, selon la même tradition, l’auteur d’un traité médical, le Nei Tsing. dans cet ouvrage, on peut lire : « Je regrette tout ce que mes peuples, arrêtés par les maladies, ne me payent pas en taxes et en corvées. Mon désir est qu’on ne leur donne plus de médicaments-poisons et qu’on ne se serve plus des antiques poinçons de pierre.
Je désire qu’on utilise seulement les mystérieuses aiguilles de métal avec lesquelles on dirige l’énergie. »
Malgré les vœux de cet empereur qui vécut plusieurs siècles avant J.-C., malgré le respect que lui portent depuis lors les Chinois et malgré le fait que, ainsi que l’écrit le Dr Huard, « le passé médical le plus lointain reste, dans certains de ses aspects, extrêmement proche et quotidien, constituant ce que l’on a appelé exceptionnalisme chinois », l’acupuncture n’est pas la seule médication usitée dans l’Est asiatique et les marchands de médicaments, les « pharmaciens » ont toujours joué un grand rôle.
Une description de leurs boutiques, vieille seulement d’une centaine d’années, mais qui vaut peut-être pour près de deux mille ans si l’on accepte l’idée de l’immobilisme chinois et du culte de la tradition poussé à l’excès, évoque étrangement les boutiques des apothicaires du Moyen Age occidental : « Le local d’une pharmacie qui a de la réputation est divisé en général en deux compartiments : l’un destiné à recevoir les clients, l’autre réservé au pharmacien et à ses élèves. Ces deux compartiments sont séparés par un comptoir qui occupe toute la longueur de l’officine. Les substances médicales sèches sont toutes renfermées dans des tiroirs, s’ajustant les uns aux autres dans une boiserie qui fait le tour de la partie du local non réservée au public.
L’étage supérieur de cette boiserie est destiné aux potiches et autres vases en porcelaine ou en verre dans lesquels sont renfermés les conserves, les électuaires, ainsi que les poudres pharmaceutiques. Selon l’aisance et la fortune du pharmacien, la boiserie est confectionnée en bois de chêne, de pin ou de frêne, et quelquefois en bois de rose. La surface extérieure en est souvent peinte et vernissée. Des étiquettes en papier jaune ou rouge sont collées sur le devant de chaque tiroir et indiquent le contenu de chacun d’eux… Dans les pharmacies des petites villes du littoral et de l’intérieur, on distribue aux marins, aux voyageurs et aux indigents, des médicaments préparés à l’avance dans une pièce attenante à la pharmacie. Ces médicaments sont le plus souvent des infusés ou des décoctés, des vins médicinaux, des électuaires, des conserves, des pilules… que le malade prend lui-même, soit sur sa demande, soit sur l’indication qui lui en est faite par le pharmacien. »
L’importance de la médecine dite des signatures a été montrée par M. Bouvet. les remèdes de couleur verte et de saveur acide sont favorables au foie, étant composés de bois et le bois correspondant au foie selon le système philosophique traditionnel. les parties supérieures des plantes médicinales (boutons, fleurs) servent à soigner les parties supérieures du corps tandis que les racines serviront pour les parties inférieures. Les vers luisants entrent dans la composition des collyres, les haricots guérissent les affections des reins et l’on utilise le safran jaune contre l’ictère…
Naturellement, des vertus médicinales importantes sont attribuées aux pierres précieuses, tout comme en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Le jade et les perles semblent jouer un rôle tout particulier dans la pharmacopée chinoise ancienne. Dès le VIIIe siècle, selon le Dr Huard, les ulcérations vénériennes étaient traitées par le calomel.
Les goitres étaient combattus par les algues marines (iodothérapie) ; l’ephedra sinica (ma houang) traitait les affections respiratoires déjà au second siècle de notre ère (l’éphédrine ne sera découverte qu’à la fin du XIXe siècle). le datura, la rhubarbe, l’ergot de seigle, le gingembre, le camphre, la cannelle, le poivre, la noix de bétel, etc. figurent dans les nombreuses préparations pharmaceutiques anciennes.
La doctrine des signatures permet de comprendre pourquoi les médicaments d’origine animale présentèrent une telle importance dans la pharmacopée chinoise. Telle ou telle partie du corps d’un animal devait nécessairement guérir la partie correspondante du corps humain. mais n’était-il pas encore préférable d’user de produits humains pour soigner des humains. Le placenta, l’urine, les matières fécales, les croûtes, le sperme, le lait de jeune femme… jouaient un rôle. Le sang humain sucé à la veine vivante par le malade était jugé remède très efficace contre la phtisie. Il y a trop peu de temps que la mode a passé d’aller boire du sang frais aux abattoirs pour qu’il soit possible de juger sévèrement de telles pratiques.
« Prenez le fiel d’un homme récemment abattu, joignez-y du sulfure de mercure, du tri-sulfure d’arsenic et de la gomme, pulvérisez et apprêtez en pilules dans de la soie floche et appliquez-les sur le côté droit du ventre d’une femme : la guérison ne se fera point attendre. »
Il existe de bien belles histoires d’anthropophagie médicale rapportées par les voyageurs au siècle dernier, certaines liées au culte des ancêtres : pour sauver un vieillard, son fils ou son petit-fils se coupe un morceau du bras, le faire cuire, l’enrobe dans une pâte et le sert chaud.. Il ne faut pas que le malade se doute de ce qu’il mange et, de plus, le remède n’a jamais de valeur descendante. il ne peut être préparé par un mari pour sa femme, par un père pour ses enfants.
Dans la Chine nouvelle, la matière médicale traditionnelle se trouve étudiée aujourd’hui scientifiquement, et cette discipline a pris le nom de pents’aologie. Il est douteux pourtant que les études chimiques et pharmacologiques des pents’aologues portent sur cet aspect de l’opothérapie chinoise antique
*Texte de P. Boussel paru dans le Moniteur des pharmacies en 1963 (N°550)