I. La magie.
Dans les premières pages de son étude sur la vie religieuse dans l’ancienne Egypte, M. Sainte Fare Garnot montre que « les anciens égyptiens tels que les font connaitre leur littérature et leurs monuments, apparaissent comme un peuple affable, optimiste, ennemi du désordre et de l’excès, sous toutes ses formes. Ce témoignage trouve une confirmation dans l’histoire, qui nous les montre entreprenants, mais paisibles, mieux doués pour les arts de la paix que pour les travaux de la guerre, et passionnément épris de la vie ».
Cet attachement pour les choses terrestres et ce goût de ma mesure devaient réagir non seulement sur les croyances religieuses mais aussi sur les pratiques thérapeutiques*.
Tandis qu’un sens très développé de l’observation permettait aux habitants des bords du Nil d’user, dès la plus haute antiquité, de médicaments judicieusement choisis et qui peuvent même sembler souvent bénins aux médecins modernes, leur philosophie optimiste réagissait en face de la maladie, de la souffrance et de la mort par la création de dieux secourables, compréhensifs, par l’idée de la survie humaine et par l’intuition que le moral du patient devait avoir autant d’importance, sinon plus, que le physique, ce qui justifiait les incantations.
Ce sont les dieux eux-mêmes qui ont dicté aux hommes les prières qui accompagnent les soins et l’ingestion des drogues prescrites par les médecins et c’est un médecin exerçant sous le règne de Ramsès Ier, fondateur de la XIXe dynastie (1314 avant J.-C.) qui énonça se précepte : « Les incantations sont excellentes pour les remèdes et les remèdes excellents pour les incantations ! »
Les formules magiques accroissant l’efficacité des médicaments, les Égyptiens disposèrent naturellement de très nombreuses formules, les unes générales, les autres adaptées à chaque cas particulier. Ainsi, pour donner plus de force à un purgatif, répétait-on en le buvant : « O Hyène mâle, O Hyène femelle, O destruction mâle et femelle ! ».
Pour aider un remède chargé d’expulser un ténia : « Puissent ces mots expulser la progression grouillante de celui qui emplit mes entrailles. C’est un dieu qui créa cet ennemi : puisse-t-il le détruire par le charme et expulser les désordres qu’il cause dans mon ventre ! » Tous ceux qui lisent, sans le comprendre, mais avec une indéniable satisfaction, le texte imprimé joint au médicament acheté sur ordonnance pourront aisément saisir l’intérêt d’une telle pratique.
A propos de l’Égypte du Ve siècle, Hérodote écrivait : « En Égypte, la médecine, comme les oracles, est spécialisée. Pour chaque maladie, il y a un médecin, et il n’existe pas de médecine générale. Partout il y a pléthore de médecins : les uns s’établissent médecins pour les yeux, d’autres pour la tête, d’autres pour les dents, d’autres pour le ventre, d’autres pour les maladies internes. » Sans doute les médecins furent-ils, dès la plus haute antiquité, fort nombreux et efficaces, puisque les Égyptiens passaient pour être, avec les Lybiens, les mieux portants de tous les hommes, mais la spécialisation mentionnée par Hérodote et qui atteste, dans une certaine mesure, un esprit scientifique, devait être moins développée aux époques antérieures.
Selon les documents les plus anciens, non seulement les médecins paraissent exercer toute la médecine, mais ils sont encore magiciens et prêtres. Il convient d’ajouter ici qu’ils sont également pharmaciens et que, même spécialisés, ils le resteront.
La vie, pensaient-ils, est un souffle entrant par l’oreille droite, la mort un souffle entrant par l’oreille gauche. les maladies internes s’expliquent par l’immixtion dans le corps « d’un dieu ou une déesse, un mort ou une morte, un ennemi ou une ennemie » et le médecin reconnait qu’il n’est pas toujours capable seul de délivrer le « possédé ».
La légende de la Princesse de Backtan montre un médecin avouant son impuissance. la princesse souffrait d’un mal inconnu ; son père fit prier Ramsès II de lui envoyer un « savant » égyptien. Ce dernier examina la malade et la jugea possédée par « un ennemi avec qui on devait combattre ». Il était donc possible de sauver la jeune fille, mais il pouvait agir seul. Il demanda donc l’aide du dieu théboin Khonsou. La statue de ce dieu fut transportée à Backtan… et l’esprit malin dut se sauver.
Dans un second cas, on peut voir le médecin invoquer encore la divinité, mais jouer en même temps son rôle de sorcier et de guérisseur. Pour guérir une brûlure, l’invocation était la suivante, selon l’égyptologue Gustave Lefebvre:
(Le messager) : ton fils Horus est en flammes sur le plateau désertique.
(Isis) Y a-t-il de l’eau là ?
(Le messager) Il n’y a pas d’eau là.
(Isis) Il y a de l’eau dans ma bouche et un Nil entre mes cuisses. Je suis venue pour éteindre le feu.
Cette formule devait être récitée « sur du lait d’une femme qui a mis au monde un garçon, sur de la gomme odorante et des poils de bouc. A placer sur la brûlure. »
En la nommant, le médecin-prêtre contraint la déesse à agir de façon bénéfique ; en usant de poils de bouc, le médecin-sorcier pratique la magie ; en utilisant le lait et la gomme (résine d’acacia ?), le médecin joue son rôle de guérisseur. Une longue tradition, qui n’est pas seulement égyptienne, veut que le lait humain soit supérieur à celui des animaux et préférable celui d’une femme ayant donné le jour à un garçon.
Dans le troisième cas, le médecin égyptien parait simplement recommander un remède dont il connait par expérience les bienfaisants effets. Ainsi, pour soigner l’héméralopie, affection de la rétine rendant aveugle la nuit, il conseille de verser sur les yeux le liquide extrait d’un « foie de boeuf qui aura été placé sur un feu de tiges de blé ou d’orge et pénétré de la vapeur qui s’en échappe ». Le foie cru, l’extrait de foie et l’huile de foie de morue interviennent aujourd’hui encore dans le traitement de l’héméralopie.
La recette donnée pour libérer un enfant constipé semble curieuse : « Un vieux livre à bouillir dans l’huile, en appliquer la moitié sur le ventre afin de provoquer l’évacuation ». Mais les livres étant faits de papyrus devaient, une fois bouillis dans l’huile, avoir une vertu comparable à celle des cataplasmes de farine de lin. Le Dr Naguib Riad, en citant cette médication, fait remarquer que si le médecin recommande de choisir un livre vieux, c’est simplement par économie.
Ainsi, la thérapeutique dut évoluer de la magie à l’expérience et il suffit pour l’admettre de penser que les anciens Égyptiens usèrent plus d’une fois, dès les temps reculés, de remèdes naturels, simples, appropriés aux malades et agissant par leurs qualités propres. « Supposons le cas se répétant un certain nombre de fois, écrit Gustave Lefebvre. Les non-initiés retenaient la formule du remède, composaient avec exactitude la potion jadis ordonnée par le magicien et se dispensaient de prononcer l’incantation, toujours difficile à retenir ou à réciter correctement. Le malade n’en guérissait pas moins : aussi, bien souvent, finit-on par accorder créance au remède lui-même, au remède isolé de sa formule magique.
A la thérapeutique magique égyptienne succéda donc logiquement une thérapeutique positive et l’étonnante richesse de la matière médicale dans l’Egypte antique justifiera une étude particulière.
II. La science pharmaceutique des Égyptiens**
Il n’est peut-être pas indifférent de savoir que si les pharaons ont appelé l’Egypte Chim, mot qui signifie la terre noire, le mot chimie dérive de ce Chim, les Egyptiens se trouvant plus avancés dans la connaissance de la nature et des propriétés des corps simples ; de constater que le mot pharmacie est originaire d’Egypte, Ph-ar-maki – « qui procure la sécurité » – désignant le dieu Thôt ; de noter encore que le mot migraine (demi-tête en égyptien, d’où en grec hémikrania, demi-crâne, migraine), ébène, gomme, etc. sont originaires des bords du Nil et que l’oeil de Horus, le dieu égyptien du soleil et de la santé, est à l’origine de la convention médicale du Recipe. (voir l’origine discutée du mot Recipe www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1958_num_46_159_9549). L’oeil que le dieu avait perdu dans une lutte contre Set, devenu plus tard le signe de Jupiter chez les Romains, ressemblait à un R. La lettre p aurait été ajoutée ensuite pour donner le Rp : Recipe, prends et exécute l’ordonnance. C’est au moins ce qu’affirme le Dr Naguib Riad, historien de la médecine au temps des pharaons.
Le rôle joué par les Egyptiens aux origines de la science médicale, chirurgicale et pharmaceutique commence seulement à être connu. Il y a un siècle, lorsque le papyrus Ebers, le premier ouvrage médical égyptien découvert dans une tombe, n’avait pas encore été publié, les historiens devaient se satisfaire du témoignage d’Homère proclamant l’excellence de cette « terre féconde qui produit en abondance des drogues, les unes salutaires, les autres nuisibles, et où les médecins l’emportent en habileté sur tous les autres hommes. » Ce témoignage, confirmé par Hippocrate et Hérodote, Aristote et Galien, a pu enfin être complété par des documents fournis par les Egyptiens eux-mêmes.
Au papyrus Ebers (des débuts de la XVIIIe dynastie – 1580 avant J.-C. – publié en 1875) sont venus s’ajouter le papyrus Edwin Smith (même époque, publié en 1930), le papyrus Hearst (légèrement postérieur au papyrus Ebers, publié en 1905), le papyrus de Berlin (XIXe dynastie – 1314 à 1200 avant J.-C. – publié en 1909), le papyrus de Londres, celui de Kahoun, le papyrus Carslberg N°VIII et le papyrus Chester Beatty.
Huit ouvrages seulement et, dans ces ouvrages, des textes tronqués, des passages obscurs, des mots qu’on n’a pas pu traduire… C’est évidemment encore bien peu pour se faire une idée de la science pharmaceutique d’un peuple au cours de plusieurs millénaires.
Les spécialistes se rassurent en attribuant aux Egyptiens un esprit particulièrement conservateur et en admettant que les documents trouvés ne sont que des copies de textes plus anciens fidèlement reproduits. Ils citent Diodore de Sicile écrivant : « Les médecins égyptiens établissent le traitement des maladies d’après des préceptes écrits, rédigés et transmis par un grand nombre d’anciens médecins célèbres.
Si, en suivant les préceptes du livre sacré, ils ne parviennent pas à sauver le malade, ils sont déclarés innocents et exempts de tout reproche. Si, au contraire, ils agissent contrairement aux préceptes écrits, ils peuvent être accusés et condamnés à mort, le législateur ayant pensé que peu de gens trouveraient une méthode curative meilleure que celle observée depuis si longtemps et établie par les meilleurs hommes de l’art. »
Fait curieux, le papyrus Ebers, le plus anciennement connu, avait amené à surestimer le rôle de la magie dans la thérapeutique égyptienne. L’inspiration du papyrus Smith semble beaucoup plus scientifique. Or d’après l’analyse grammaticale du document, l’original de ce recueil de recettes médicinales – dont la copie est contemporaine du papyrus Ebers – pourrait remonter au vingt-huitième siècle avant notre ère.
Malgré l’étonnante richesse de la pharmacopée égyptienne, le médecin paraît vouloir d’abord coopérer avec la nature et le premier de ses traitements est la diète. En second lieu, les remèdes à usage externe semblent avoir plus d’importance que les médicaments internes.
Ainsi, les maux de tête sont soignés seulement par onctions, frictions et bandages. une pommade composée de tige de roseau, de genévrier, de poix, de baies de laurier, de résine de térébenthine et graisse peut être appliquée. Pour les affections du cuir chevelu ou de simple entretien des cheveux, l’huile de ricin est recommandée. Elle sert comme excipient dans les pommades contre les maladies de peau et du cuir chevelu.
Pour lutter contre le coryza : se remplir le nez de vin de palme ; contre les maux d’oreille une pommade faite avec du mélilot et du laudanum (résine provenant du Cistus ladaniferus) ; contre les maux de dents : des lavages quotidiens avec une potion composée de coloquinte, de gomme d’anis, de fruits entaillés du sycomore et d’une plante appelée qebou dans de l’eau ; des plombages et sans doute des extractions.
Le remède pour faire disparaître la blépharite ciliaire était une pommade faite d’aloès, de chrysocolle, de farine de coloquinte, de feuille d’acacia, d’écaille d’ébène, le tout réduit en une masse, séché, puis broyé dans l’eau. Une pommade prescrite contre la cataracte était à base de lapis-lazuli, de chrysocolle, de suc de baumier, de galène et de fiente de crocodile.
Les maladies de femmes ont préoccupé fort les Egyptiens et de multiples remèdes furent proposés, internes et externes. les médecins ont également imaginé divers procédés permettant d’estimer la fécondité des femmes et de prévoir le sexe des enfants à venir.
A ce propos, l’égyptologue Gustave Lefebvre signale une méthode d’enquête ayant pour base l’action des urines de la femme enceinte sur diverses graines et écrit : « On pourrait en rapprocher les théories modernes sur le rôle des hormones, notamment la folliculine et le prégnadiol. On a constaté, par exemple, que la folliculine extraite de l’urine des femmes gravides peut, ajoutée à l’eau d’arrosage de certaines plantes, hâter l’apparition de la fleur ».
Une autre méthode ne semble pas avoir de correspondant moderne : elle consistait en fumigation des parties de la femme au moyen d’excréments d’hippopotame : « si elle vomit aussitôt avec sa bouche, elle n’enfantera jamais. Si elle laisse aussitôt échapper des vents de son derrière, alors, elle enfantera ». Il est vrai que la matière première de la fumigation se trouve difficilement en Europe.
Les médecins égyptiens sont sans doute les premiers à avoir préconisé les inhalations contre la toux. Il convient d’abord de broyer de la myrrhe, une résine aromatique et de la pulpe de dattes, ensuite, « tu iras chercher sept pierres et tu les feras chauffer au feu. Puis tu apporteras l’une d’elles et tu mettras dessus (une partie) du médicament.
Tu la recouvriras au moyen d’un vase neuf dont le fond aura été perforé. Tu mettras ensuite la tige creuse d’un roseau dans ce trou et tu placeras la bouche à cette tige, de telle sorte que tu avales la vapeur s’en exhalant. De même, pour les six autres pierres. Après quoi, tu mangeras une matière grasse, à savoir : de la viande, de la graisse ou de l’huile ».
Il serait aisé de multiplier les exemples ; citons seulement pour terminer celui qui, dans le papyrus Smith, permettait de transformer « un vieillard en jeune homme » : « prendre des gousses de fénugrec ; en séparer les graines. Puis faire un mélange, en volumes égaux, de ces graines et de fins débris des gousses dépiquées ; y ajouter de l’eau et mettre chauffer la pâte fluide ainsi obtenue dans un chaudron neuf. La masse, retirée du feu, puis refroidie, est lavée au fleuve et ensuite séchée au soleil.
On la pulvérise sur une meule ; de nouveau, on la met au feu, mêlée à de l’eau ; on arrête de chauffer quand apparaissent à la surface de la masse de petites nappes d’huile.
Recueillie avec soin, puis filtrée, cette huile est transvasée dans un récipient en matière dure précieuse, d’où on la tire pour en oindre les vieillards désireux de rajeunir ».(G. Lefebvre).
Plus de 500 substances, empruntées aux trois règnes, figurent dans les papyrus médicaux découverts. Les Egyptiens usaient de potions, tisanes, décoctions, macérations, mixtures, pilules, boules, pastilles, électuaires et, pour l’usage externe, de cataplasmes, onguents, emplâtres, collyres, pommades, inhalations, fumigations, suppositoires, lavements…
Imhotep, qui fut architecte, astrologue, lecteur sacré, magicien et médecin du roi Zoser, deuxième pharaon de la troisième dynastie (vers 2800 avant J.-C.), avant de devenir dieu de la médecine, et, par conséquent, ancêtre d’Esculape, a donc eu de savants disciples et si ceux-ci vénéraient leur ancêtre, à leur tour les préparateurs de remèdes du XXe siècle après J.-C. peuvent éprouver un certain respect pour leurs « anciens » des bords du Nil, il y a quelque trois mille ans.
*Texte de P. Boussel, conservateur de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, paru dans le Moniteur des pharmacies en 1962, n°546.
**Texte de P. Boussel, conservateur de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, paru dans le Moniteur des pharmacies en 1962, n°547