La peinture et la publicité pharmaceutique (2)
Lors d’une première exposition, nous avons pu découvrir les peintres modernes dans les éditions Roger Dacosta soutenus par plusieurs laboratoires pharmaceutiques. Ils ont été très nombreux à présenter leurs spécialités accompagnées de peintures plus ou moins anciennes, plus ou moins connues. Certains laboratoires ont simplement présentés ces œuvres sans commentaire, d’autres au contraire ont cherché à donner des informations ou des descriptions sur les peintures qu’ils présentaient aux médecins. C’est sans doute Byla, avec l’Equanil, qui a été le plus loin dans la présentation d’un tableau : la forêt de Fontainebleau, de Derain.
On peut en effet lire, associé à cette œuvre, un commentaire très détaillé : « L’arbre et la peinture » : La forêt de Fontainebleau (Derain)
Images d’équanimité.
Toute œuvre picturale peut être considérée comme l’expression de l’auteur qui l’a accomplie en projetant par l’image son organisation psychologique et ses réactions profondes aux pressions anxiogènes de son univers.
Il est donc concevable d’analyser l’œuvre sur les différents plans de l’expression :
- L’ensemble, qui traduit un état (anxiété ou équanimité) ;
- Les éléments de la composition, voies d’approche au tempérament (agressif ou calme) ;
- Le symbole décelé, projection formelle mais spontanée du moi (ascendant, vacillant, névrosé ou équilibré).
Cette recherche de calme, d’équilibre, d’équanimité dans l’expression picturale, nous la proposons par des œuvres où l’arbre sera observé comme le symbole de la personnalité de l’auteur, mais aussi comme l’écran sur lequel le spectateur pourra lire les images projetées de son moi.
André Derain ! « La forêt de Fontainebleau ».
Symbole de la station debout, symbole de la croissance et de la fécondité, l’arbre ne se retrouve-t-il pas universellement dans la symbolique des civilisations ? Et lorsque, suivant le test de Koch, le sujet répond à « dessinez un arbre fruitier » ne projette-t-il pas, par les formes des racines, du tronc, du branchage les formes mêmes de sa composition psychologique, de sa réactivité aux conflits, de sa tendance vers l’équanimité ? (Selon les auteurs du test de l’arbre, les bases de l’interprétation peuvent se résumer ainsi : la racine, source de vie, est enfouie dans la terre, elle indique le rattachement à l’invisible, aux antécédents ; le tronc représente le loi stable de l’individu : c’est dans sa position, sa direction, sa forme, sa couleur que se projettent avec le plus de netteté les dispositions naturelle du sujet ; le branchage exprime le comportement face au monde environnant, le schéma des réponses aux pressions externes).
Essai d’analyse subjective d’après le test de Koch : Derain a dressé ces arbres, monotones, identiques les uns aux autres, à quelques détails près, figés dans leur geste de bras levés. Ils sont d’une telle dimension que le cadre du tableau les a coupés indiquant un emprisonnement dans le monde de la réalité. On imagine de puissantes racines plongeant évidemment dans un inconscient torturé. Ces bases de troncs largement ouvertes et divisées en forme de racines manifestent de la lourdeur et de l’inhibition, de l’incertitude et de l’anxiété. Privées de tout feuillage les branches sèches et pointues sont comme le signe d’une répugnance à s’extérioriser. Amputés de leur cime, murés en eux-mêmes, ces êtres inhibés ne parviennent pas à communiquer ni même à respirer. Ils demeurent nus, solitaires, semblables à des morts en sursis qui, dans un dernier soubresaut angoissé, se déchaineront dans l’agressivité.
Essai d’analyse objective
A dessein, nous avons retenu cette représentation de forêt : si l’arbre évoque l’homme, la forêt, elle évoque la société. Et voici des arbres nus, secs, aveugles, amputés, sévèrement dressés dans un ordre concentrationnaire. Voici dans une attente désolée des êtres dépouillés, gênés, embarrassés de leur corps et de leurs membres grêles révélés sur un fond trouble mais chaud. Le bonheur inextricable est peut-être au-delà de la solitude de ces arbres juxtaposés. Ils sont nés d’une terre tourmentée, brûlante, et l’on imagine la distance qui sépare les premières branches de faîte et du ciel. Peut-être le ciel n’est-il pas fait pour ces êtres déjà morts. Est-ce vraiment l’été ? N’est-ce pas plutôt déjà l’automne de grands fauves vieillis et stériles.
On voudrait leur pardonner cette tristesse altière, alors qu’ils auraient pu jouer avec la lumière et diffuser la douceur du jour. Agressifs, ces arbres dédaigneux nous abaissent : le calme, le bonheur de l’azur ne sont pas faits pour nous. »
Comme on peut le voir, le choix de cette peinture n’est pas indépendante de l’action du médicament, l’Equanil étant un tranquillisant. Les termes soulignés dans le texte par Byla rappelle cette propriété thérapeutique de sa spécialité. On peut d’ailleurs noté que les laboratoires ont souvent choisi des oeuvres en rapport avec les indications revendiquées pour leurs produits, ou en tout cas en rapport avec la santé. Ainsi Latéma associé au Tri-Ergyl le tableau du Christ médecin attribué à Werner van den Warckert.
Un autre laboratoire ayant investi dans ce domaine est le laboratoire Gonnon, qui publia en 1897 une série « médico-artistique ». Dans l’introduction, on explique : « Le succès de nos reproductions d’œuvres d’art médicales, envoyées isolément, a presque dépassé notre attente. Mais plusieurs médecins nous ont fait observer que ces gravures détachées étaient exposées à s’égarer ou à se détériorer : nous n’avons pas hésité, malgré les sacrifices que comporte semblable innovation, à les réunir en un élégant opuscule que nous appellerons notre Carnet médico-artistique. La valeur artistique incontestable des tableaux reproduits, – les notices substantielles dues à la plume autorisée de M. Karl Robert, l’un de nos écrivains d’art les plus compétents, – le frontispice ( la Nature enlevant ses voiles devant la Médecine et la Peinture), œuvre originale d’un de nos maîtres, Georges Picard, – tout dans notre Carnet médico-artistique, concourra à le faire accueillir favorablement, nous en avons le ferme espoir. » La première oeuvre présentée est celle de Rembrandt, « la leçon d’anatomie », réalisée en 1632.
Elle marque « une transformation complète de son génie. Elle est, pour ainsi dire, l’éclosion même de son génie… Mais le sujet demandé par le Dr Tulp venait d’être traité, et supérieurement, par Art Pietersen, par Thomas de Keyser, par Nicolas Elias, tous trois pour la Guilde des Chirurgiens… Bien qu’en cette œuvre on trouve l’art profond de Rembrandt en ses dégradations de valeurs, en la concentration de la lumière sur le beau visage de Nicolas Tulp et sur le sujet qui lui sert d’étude, le cadavre, en un savant raccourci, cette concentration de la lumière n’est cependant pas aussi intense, aussi localisée en un unique point que dans ses œuvres postérieures, et la perfection même de l’exécution de tous les portraits réunis dans le tableau est une évidente preuve que Rembrandt, s’il a voulu lutter avec ses confrères, n’a voulu le triomphe que par leurs propres procédés poussés jusqu’à l’absolue perfection.
Mais il y ajoute le sublime, par l’ordonnance, le coloris, l’expression et le caractère de ces admirables portraits : ce qui autorise à dire que, même sans la Ronde de nuit, où son génie éclate à l’écrasement de tout ce qui l’entoure, Rembrandt dominerait encore tous les maîtres de l’époque, tant la conception du tableau, sa composition, la pondération et le calme des attitudes font de sa leçon d’anatomie une œuvre universelle et de tous les temps… ». Le laboratoire Gonnon présente une autre œuvre d’importance, à l’occasion de cette publicité pour la Terpine Gonnon : celle d’Edouard Hamman, de l’École flamande moderne (1819-1888) qui représente Edward Jenner « Il pratique la vaccine pour la première fois ».
Après avoir décrit le parcours de Jenner, Karl Robert fait le commentaire suivant : « L’artiste a représenté Jenner dans un milieu modeste, quelque ferme sans doute, du Glocester : il vient de vacciner une jeune fille qui l’indique en ramenant sa manche relevée. Il s’apprête à vacciner un enfant… Né à Ostende, en 1818, E. Hamman fit ses études à Anvers, dans l’atelier d’un maître renommé, de Kayser. Il appartient donc à l’école belge, mais il vint de bonne heure se fixer à Paris, en 1817; son talent y devint français par ses heureuses fréquentations, car il fut assidu aux réceptions du maréchal Vaillant et du comte de Niewerkerke, aussi chez la princesse Mathilde, où se rencontrait, sous le second Empire, l’élite de la société parisienne. »
Le Carnet Gonnon présente aussi d’autres peintures comme Ambroise Paré, par E. Hamman, la femme hydropique, de Gérard Dow, ou encore L. Pasteur, par Fournier.
Celle de David Téniers, représentée en noir et blanc dans le Carnet, est intitulée l’Alchimiste, avec le commentaire suivant : David Teniers a touché à presque tous les genres, et partout il apporte une connaissance approfondie des règles de l’art. « David Teniers, comme Rubens, a produit un nombre considérable de tableaux, et tous les grands musées en possèdent plusieurs… L’Alchimiste, qui figure au musée de La Haye, est une œuvre remarquable de finesse et d’observation. La touche est spirituelle et ferme ; elle exprime nettement l’impuissance ridicule des faux savants, et le dégradé des tons dans les appareils du laboratoire est si subtil que leur perspective s’établit d’elle-même, sans que le peintre ait jamais recours aux oppositions brusques des noirs et des clairs. »
Un autre laboratoire très prolixe en matière de peintures associées à ses publicités, c’est celui des laboratoires Lefrancq pour la Néocarnine, l’Hépatocarnine, le Bovstrol, etc. « Les laboratoires de la Carnine Lefrancq ont confié aux Maîtres-Imprimeurs Draeger le soin de reproduire à votre intention les prestigieuses couleurs de nos artistes contemporains. Bonnard, Matisse, Rouault et Utrillo sont les premiers qu’ils ont choisis… ».
« La renommée d’Utrillo touche à la légende, et comme toutes les légendes, la sienne n’est pas tout à fait exacte. Naguère encore méconnu, puis incompris, cet artiste n’est pas uniquement le peintre inégal et parfois inégalé des venelles lépreuses du « vieux Montmartre » comme l’a dit certain critique ; c’est d’un talent beaucoup plus vaste qu’il s’agit. Avant de se spécialiser dans les vues de Montmartre, Utrillo a cherché à rendre les caprices d’éclairages brumeux sur les majestueuses façades de cathédrales et c’est là genre peu connu de ses meilleures productions. Il les a traitées dans les tons grisâtres avec une rare puissance. Des façades de pierres, il passe aux murs de plâtre : ses vues de Montmartre sont caractéristiques par la manière franche et directe dont il exprime les valeurs audacieusement opposées et sa façon de traiter ces blancs crayeux des vieux murs montmartrois, bigarrés d’affiches multicolores, reliant les silhouettes bancales de masures pittoresques. C’est ce qui fit son succès : il a développé ce genre en le variant. Sa manière rose est une des dernières expressions de son art très personnel. »
Un autre peintre est mis en valeur : Pierre Bonnard. « Échappé de l’enseignement académique et conventionnel de l’École des Beaux-Arts, Pierre Bonnard s’est entièrement consacré à l’interprétation de la nature, dans la recherche de son expression atmosphérique. Il fut un des premiers, en cette fin de XIXe siècle, à renier la pâle et servile copie pour se livrer à la libre représentation de visions éblouissantes, subjectivement conçues. D’accord avec son ami Vuillard, il décréta que « l’art n’est pas une imitation de la nature, mais l’expression d’une particulière sensibilité ». Et cette manière neuve, audacieuse, sincère, il l’a patiemment cherchée à travers les essais des impressionnistes non sans subir l’influence de l’art japonais. Aux sombres tableaux empâtés du temps de ses débuts, il opposa une peinture claire, rehaussant un dessin légèrement stylisé par « la ligne enveloppant les formes ».
Après avoir essayé dans les grisailles tous les modes de sa sensibilité picturale, Pierre Bonnard, comme Matisse, comme Dufy, accueillit la lumière, cette lumière spéciale de notre Midi français. Ayant enfin trouvé sa manière, ce fut dès lors comme un éblouissant feu d’artifice de couleurs enchanteresses, orchestrées avec une incomparable maîtrise : jardins aux végétations luxuriantes, bouquets aus fleurs folles, natures mortes d’une sensibilité délicate, tels sont les thèmes du génie lumineux et coloré de Pierre Bonnard ».
La peinture « Liseuse sur fond noir » de Matisse : « D’une extraordinaire limpidité, la peinture de Matisse éblouit comme ces vieilles soies persanes aux teintes chatoyantes, savamment combinées. Certains se choquent de ce qu’ils appellent « sa négation des profondeurs ». Ils ne comprennent pas que l’art de Matisse est l’expression de la lumière extraite des tons à plates et cette lumière s’irradie en maints jeux colorés d’une étranger richesse. On pourrait comparer Matisse à un Delacroix libéré de tout romantisme : élève de Gustave Moreau, il doit à ce maître incomparable cette habileté de dessin qui lui permet de réaliser les plus audacieuses arabesques, rehaussées de tons précieux disposés en plans lumineux. Sa peinture est toute baignée de cette lumière unique de la Côte d’Azur, son séjour de prédilection.
L’orientalisme de sa manière est essentiellement latin, en ce sens qu’il y introduit une mesure et des harmonies qui sont le propre de notre race, maniant en virtuose des bleus-verts, des roses-blancs, des rouges-orangers d’une exceptionnelle distinction. »
Enfin, les laboratoires de la Carnine Lefrancq présente une peinture de Georges Rouault, intitulée « Pastorale chrétienne » : « Tout l’art de Rouault s’explique dès que l’on sait qu’il commença par apprendre d’abord le métier de verrier. Ses peintures donnent, en effet, l’impression de ces admirables vitraux du Moyen Age où toutes les scènes de la Bible et du Nouveau Testament sont reproduites avec une intensité de vie poignante, un réalisme coloré. Si l’on ajoute que Georges Rouault fut l’élève de Gustave Moreau, on comprendra le sens de son inspiration essentiellement chrétienne. Comme ses amis Huysmans et Léon Bloy, il dévoile, dans son œuvre de peintre, les faiblesses, les tares, les vices de notre pauvre humanité. Son œil prodigieusement sensible découvre en chaque visage l’expression, le trait révélateurs de tout ce qui sommeille au fond des âmes. Ces filles, ces femmes aux chairs monstrueuses et tristes, ces clowns sinistrement hilares, il en souligne le caractère tragique par une coloration brutale, vigoureusement accentuée aux tons chauds, d’un éclat précieux. Mais il n’y a là aucune haine, c’est plutôt la tristesse éprouvée en face de la nature déchue, c’est l’œuvre magnifique de Dieu, déformée par la blessure du péché. Il nous montre aussi le Christ, fils de l’Homme qui porte sur son visage divin, sanglant et meurtri, tous les péchés du monde. L’œuvre profondément religieuse et humaine de Rouault se situe dans la tradition des grands maîtres. »