Jean-Emile Courtois (1907-1989)*
Né le 6 mars 1907, Jean-Emile Courtois poursuivit ses études secondaires au Collège de Saulieu. Après avoir hésité à préparer le concours d’entrée à l’Ecole Coloniale, il entreprend, à la grande satisfaction de sa famille, les études pharmaceutiques, et commence en juillet 1924 son stage dans la pharmacie familiale sédélocienne. C’est là qu’il s’initie à l’art et à la conscience du pharmacien officinal, grâce à la sollicitude bienveillante, mais ferme, de son père et de ses deux grands-pères, tous trois pharmaciens. La haute idée de ces praticiens sur leur mission auprès du malade et du public fut déterminante pour le jeune stagiaire qui s’engagea définitivement vers la profession pharmaceutique et commença ses études l’année suivante à Paris, avenue de l’Observatoire. La Faculté avait recruté un sujet d’élite qui put mener de pair des études pharmaceutiques et scientifiques, puisqu’en 1930, il était diplômé pharmacien et licencié ès sciences.
Dès ce moment, J.E. Courtois s’attaquait à la carrière universitaire, débutant, c’était l’usage à cette époque, comme moniteur aux travaux pratiques. Attiré par la chimie biologique grâce au cours du Professeur Javillier à la Faculté des Sciences, il entrait au laboratoire de cette même discipline à la Faculté de Pharmacie, où il commença à travailler avec Paul Fleury, son Maître, qu’il ne devait plus quitter et dont les qualités d’analyste furent déterminantes sur le jeune chercheur, qui était nommé Assistant à la Faculté en 1938.
Sa carrière se poursuivit alors harmonieusement, le voyant successivement Chef de Travaux Pratiques, Professeur sans chaire, puis Professeur à titre personnel, avant qu’il ne remplace Paul Fleury comme titulaire de la Chaire de Chimie Biologique en 1955.
Pendant cette longue période d’enseignement de la biochimie, J.E. Courtois a pu vivre tout le développement de la biochimie moderne et la naissance de la biologie et de la génétique moléculaires, à tel point que les enseignements dispensés au moment de son départ à la retraite en 1978 n’avaient pratiquement plus rien de commun avec ceux qui faisaient l’objet de ses premiers cours quelque trente ans plus tôt. Parallèlement, J.E. Courtois avait suivi la carrière hospitalière : Interne des Hôpitaux de Paris dès 1927, Médaille d’or de l’Internat en 1931, il réussissait sur sa lancée, dès son premier essai, au concours de Pharmacien des Hôpitaux de Paris en 1932. D’abord affecté à l’Hôpital de Brévannes, il exerça ensuite à Lariboisière, Ambroise Paré-Boileau, Bretonneau et, enfin, à Laennec, devenant simultanément, de 1968 à 1978, Inspecteur Général des Pharmacies Hospitalières de l’Assistance Publique. J.E. Courtois consacra ainsi 51 ans de sa carrière à la pharmacie hospitalière et à la chimie clinique. Depuis l’époque de son internat à Tenon, il put ainsi assister et participer à la prodigieuse évolution des applications de la biologie au diagnostic, depuis les méthodes manuelles jusqu’à l’utilisation des matériels les plus élaborés travaillant de façon automatique sur les microprélèvements. Il est évident que de telles périodes d’explosion du développement scientifique ont conféré à ceux qui les ont vécues une expérience tout à fait remarquable.
Cette double carrière fut interrompue à deux reprises, en 1939-1940, pendant la guerre où J.E. Courtois servit comme Pharmacien auxiliaire, puis de novembre 1944 à octobre 1945 où, déjà Pharmacien capitaine FFI, il termina la deuxième guerre mondiale comme engagé volontaire. Pendant l’occupation, il avait hébergé chez lui, à Paris, des résistants recherchés par la Gestapo.
Sa double carrière permit à J.E. Courtois de donner toute sa mesure dans le domaine de la recherche où il connut une réussite remarquable. Cette activité débuta dès 1931 : en 1932 il soutenait une thèse d’université sur l’adsorption des sucres par les hydroxydes métalliques; sa thèse de Doctorat ès Sciences d’État, soutenue en 1938, était consacrée à une étude cinétique de diverses phosphatases végétales et ces enzymes retinrent encore son attention pendant quelques années, mais ce sont les glucides qui constituèrent d’un point de vue chimique aussi bien qu’enzymatique le sujet de recherche privilégié du Professeur Courtois.
Ses recherches à caractère chimique furent orientées dans trois directions principales. La première concerne l’oxydation periodique. Paul Fleury venait de préciser les conditions d’utilisation et de dosage de l’oxydant sélectif remarquable qu’est l’acide periodique. Commença alors une longue série de travaux à des fins analytiques et de détermination structurale. Il faut préciser que, pendant les années sombres de l’occupation entre 1940 et 1944, ces travaux nécessitaient la préparation, au laboratoire, du periodate de sodium utilisé.
L’oxydation des oses permit de démontrer l’attaque préférentielle au voisinage de la fonction réductrice, poursuivie ensuite de façon séquentielle ; celle des polyols conduisit à un procédé de dosage de ces composés. L’étude des oligosaccharides fut très fructueuse ; l’oxydation du saccharose vint en 1943 en confirmant la structure, et ceci emporta l’adhésion de Hudson, qui doutait encore de la configuration furannique du fructose. Vint ensuite la confirmation de la structure du raffinose encore discutée et l’établissement de celle du stachyose. L’oxydation des oligosaccharides réducteurs à liaison 1-4 permit de révéler le phénomène de superoxydation, précisé ensuite en étudiant l’action de l’acide periodique sur les acides malonique, malique, citrique… L’oxydation periodique de divers hétérosides (amygdaloside, vicianoside) vint également en préciser la structure.
Le dernier volet des études chimiques de glucides dirigées par J.E. Courtois concerne l’isolement et la détermination de structure de nombreux nouveaux oligosaccharides végétaux dans les séries des galactosides du saccharose. La série du raffinose-stachyose fut complétée par l’isolement et la description des homologues supérieurs : verbascose, ajugose ainsi qu’un hepta- et un octo-saccharide. la famille botanique des Caryophyllacées fut à l’origine de la description de la série du lychnose, où la chaine de résidus galactosyle est combinée en 1 sur le fructose, et de celle de l’isolychnose où la chaine oligogalactosidique est substituée en 3 du fructose, les composés isolés comportant jusqu’à 5 unités galactosyle.
Les polysaccharides constituent le troisème thème de recherches chimiques Il s’agit de glycannes renfermant du mannose: mannanes de fruits de Palmiers, glucomannanes de tubercules d’Orchidées, galactomannanes de graines de Légumineuses. Les données structurales essentielles furent précisées par les méthodes chimiques classiques; rappelons que, pour la première fois, le caractère irrégulier de la répartition des galactoses substitués sur la chaine mannane des galactomannanes fut démontrée, avant d’être confirmée à plusieurs reprises par la suite. Ces travaux, à côté des procédés chimiques, firent appel à l’utilisation de réactifs enzymatiques, les glycosidases.
Nous touchons avec ces enzymes le second pôle d’activité du Professeur Courtois dans le domaine des glucides. Parmi les osidases végétales, la β-glucosidase d’amande (émulsine) et diverses α-galactosidases ont fait l’objet de purifications et d’études sur le mode d’action, notamment des modalités de l’activité transférante. Diverses tréhalases bactériennes, d’Insectes et de Mammifères constituèrent un sujet suivi pendant plusieurs années, incluant l’étude des variations physiopathologiques de l’activité tréhalasique chez l’Homme.
Un autre volet concerne l’étude des osidases chez les Insectes sylophages prédateurs des forêts. L’équipement enzymatique de diverses espèces fut précisé, principalement en polysaccharidases : hémicellulases, cellulases, amylases, pectinases.
L’apport de J.E. Courtois à la chimie clinique fut également important, sur des sujets variés, en relation ou non avec ses recherches fondamentales ; dosage de l’alcool dans le sang, étude des phosphatases du sérum et de l’urine, dosage des protéines sériques, détermination des groupes basiques des protéines par l’acide phytique, étude des glycoprotéines phytosolubles des liquides biologiques, dosage des phosphates urinaires, étude de la tréhalase.
Toutes ces recherches bénéficièrent des remarquables qualités d’analyste de J.E. Courtois, acquises auprès de P. Fleury, auxquelles s’ajoutait un sens aigu de l’interprétation. Cette intense activité scientifique est concrétisée par environ trois cent publications originales et une centaine de revues.
Le Professeur Courtois fut un chef d’école ; il forma de nombreux élèves, dont certains firent carrière dans les diverses branches de la profession pharmaceutique, tandis que bien d’autres accédèrent au rang magistral, tant universitaire en France et à l’Etranger, qu’au CNRS. Tous lui restaient profondément attachés et étaient souvent devenus des amis.
Son activité inlassable conduisit le Professeur Courtois à diverses instances internationales officielles, où il siégea au plus haut niveau. Nous ne pouvons pas les citer toutes, mais mentionnerons entre autres : l’Union Internationale de la Biologie Clinique, l’Union Internationale de Biochimie, la Fédération Internationale de Chimie Clinique qu’il présida de 1964 à 1968, la Fédération Européenne des Sociétés Biochimiques, les Commissions Internationales de Nomenclature… Dans toutes ces instances, son expérience, son bon sens, aussi bien que son optimisme habituel étaient très appréciés.
Il en était bien entendu de même en France, où de multiples commissions et comités firent appel à J.E. Courtois : Comités Nationaux de Chimie, de Biochimie, de Biophysique, Commissions du CNRS. Il faut Membre fondateur puis Président de la Société Française de Biologie Clinique, du Groupe Français des Glucides… Il siégea à la Commission Permanente de la Pharmacopée et comme expert auprès de la Pharmacopée Européenne. Une telle activité, tant scientifique proprement dite, que celle déployée au service des communautés scientifiques se vit légitimement reconnue par de nombreux honneurs et distinctions, français ou étrangers. J.E. Courtois était officier de la Légion d’Honneur et de l’Ordre National du Mérite, Commandeur des Palmes Académiques, Commandeur de l’Ordre Espagnol d’Alphonse X le Sage, Membre de l’Académie nationale de Pharmacie depuis 1945, il entrait à l’Académie Nationale de Médecine en 1967. Il était Membre étranger de l’Académie des Sciences et des Lettres d’Oslo, Correspondant de l’Académie Royale de Pharmacie de Madrid, Docteur Honoris Causa des Universités de Madrid et de Gand… liste qui est loin d’être exhaustive !
Est-il besoin de préciser que la notoriété du Professeur Courtois l’amena à remplir des missions d’enseignements (Saïgon, Hanoï, Montréal, Alger) et à répondre à de multiples invitations comme conférencier… dans une soixantaine de villes étrangères.
Il est évident qu’une telle réussite en des domaines aussi variés n’est pas le fait du hasard ou de la reconnaissance, mais qu’elle est le reflet et la conséquence des qualités de l’homme. A ces dons exceptionnels d’intelligence aigüe, d’esprit d’analyse aussi bien que de synthèse, de mémoire infaillible, J.E. Courtois ajouta, pendant toute sa carrière, sa capacité de travail, son enthousiasme et son goût des relations humaines, en un mot sa joie de vivre, ainsiq ue sa capacité à ne retenir, en toute circonstance, que les aspects agréables, toutes qualités grâce auxquelles il ne comptait que des amis dans tous les milieux qu’il avait été amené à fréquenter.
La culture de J.E. Courtois ne se cantonnait pas au domaine scientifique. Son érudition s’étendait aussi bien à l’Histoire et à toutes les formes de l’Art, antique ou contemporain. Pendant sa retraite, il avait réussi une brillante reconversion, publiant en archéologie, dans le cadre de l’Académie du Morvan et de la Société des Archéologues de l’Yonne. Comme dans les travaux biologiques, on retrouve dans ces publications archéologiques les qualités du Professeur Courtois, sa capacité d’interprétation et un goût pour les rapprochements inattendus, voir surprenants, qui étaient l’un des charmes de sa conversation. Son amour de l’archéologie le conduisit à étudier sur le terrain les vestiges des Perses, des Grecs, des Romains, de Persépolis à Delphes, d’Agrigente à Leptis Magna, sans oublier les églises paléochrétiennes de Yougoslavie ou d’Arménie soviétique. Visiter un musée ou un monument en sa compagnie était un plaisir, cat il constituait un guide sûr, capable de prendre en défaut les compétences des guides professionnels ! Ce goût pour l’art fut comblé par ses nombreux voyages où, à la biochimie, s’alliaient toujours les visites caractéristiques de chaque pays, et où sa mémoire enregistrait tout, sans qu’il lui soit nécessaire de prendre des photographies. Il est ainsi peu de pays au monde dont J.E. Courtois n’ait connu la géographie, les paysages et les œuvres artistiques essentielles.
Ceux qui l’ont bien connu savent quel était son attachement inconditionnel à la Bourgogne, ce qui le rendait parfois un peu partial dans ses jugements vis à vis des adversaires historiques des Bourguignons. On ne saurait passer sous silence sa passion pour la chasse, qu’il adorait faire partager à quelques collègues étrangers, aussi bien que pour les sports en général et tout particulièrement le rugby dont il ut longtemps le spectateur assidu, parfois bruyant, des grandes compétitions qu’il commentait ensuite avec verve.
Jean-Emile Courtois incarnait « l’humanisme » et représentait un type de personnalité en voie de disparition, une culture et une érudition aussi variées que les siennes devenant de moins en moins accessibles en notre monde moderne de la spécialisation. L’année 1989 fut marquée par une épreuve particulièrement cruelle à laquelle il fit face avec un courage exemplaire : la disparition tragique et imprévisible de l’ainée de ses cinq filles… C’est maintenant auprès d’elle et de ses ancêtres qu’il repose comme il l’avait souhaité dans sa chère Bourgogne, au cimetière de Saulieu.
Nous devons nous féliciter de la décision du jeune stagiaire de Saulieu de persévérer dans ses études pharmaceutiques. Si Jean-Emile Courtois, au terme de ses études secondaires avait donné suite à des intentions premières, il eut très certainement réussi une brillante carrière d’Administrateur Outre-Mer, mais ceci aurait privé la pharmacie et la biochimie françaises d’une de leurs grandes figures, d’une humaniste qui, au cours d’une carrière prestigieuse sut contribuer au renom de la profession pharmaceutique non seulement en France mais bien au-delà de nos frontières.
François Percheron
Professeur à l’Université Paris-Descartes
* Publié dans les Annales Pharmaceutiques Française en 1990, 48, 2 : 53-56. Masson ed.