Jacques Béchamp (1816-1908)
Aperçu de la vie de Béchamp et de son œuvre (Communication présentée à la Société d’Histoire de la Pharmacie le 28 février 1978).
Les étudiants en médecine, les étudiants en pharmacie, au cours de leurs études universitaires, n’ont jamais entendu parler d’Antoine Béchamp. Ce pharmacien fait partie du nombre de ces savants français qui, nés chercheurs, ont vécu en dehors des intrigues, absorbés par leurs recherches, ne sortant de leur laboratoire que pour faire leurs cours, et qui n’arrivent à nous qu’en passant à travers le creuset des interrogations que le praticien se pose au cours de son exercice professionnel, et par le canal des publications étrangères.
Il a fallu la publication du pharmacien brésilien Julio Ximenes, lancée comme un « Appel à la France afin qu’elle médite sur l’œuvre de son fils méprisé Antoine Béchamp », pour le faire connaître à quelques contemporains curieux qui découvrent peu à peu que d’autres médecins ou pharmaciens se sont passionnés pour ses travaux et ont souhaité que son rôle primordial dans l’histoire de la biologie et de la pathologie soit reconnu.
Après le Dr Hector Grasset, le Pr Paul Pages, en 1958, année du 50e anniversaire de la mort de Béchamp, réclamait à Montpellier, que « dans le Panthéon de nos gloires, l’illustre savant trouve sa place au tout premier rang, sur le même plan que son génial adversaire d’autrefois, l’illustre Pasteur, à qui nous l’unissons dans une commune vénération. »
Pour justifier ce propos, expliquera le Dr Philippe Decourt, en 1972, dans les Archives internationales Claude-Bernard, il suffit de consulter les compte rendus de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine pendant plus de la moitié de la fin du xixe siècle, où sont consignées les communications des deux savants.
Pierre, Jacques, Antoine Béchamp, né le 15 octobre 1816 à Bassing, petite commune de Moselle, était fils de meunier. La perspicacité et la générosité d’un oncle, consul de France en Roumanie, lui valurent de faire ses études à Bucarest, où, de 1821 à 1828, sévit une épidémie de peste et de choléra à laquelle cet oncle succomba en 1834. A cette date, Antoine Béchamp revient en France avec le titre de maître en pharmacie, acquis chez Maûsel et un certificat élogieux où l’élève est qualifié de « sujet exceptionnel ».
Mais, pharmacien roumain, parlant roumain et habitué à l’écriture cyrillique, le jeune Béchamp va devoir ré-apprendre sa langue maternelle et se soumettre aux études et examens français. Sans fortune, il doit en même temps travailler dans une pharmacie de Benfeld, chef-lieu de canton au sud de Strasbourg. Là, il se mariera, après sept années de fiançailles, le père de Clémentine Mertian n’acceptant pas un gendre sans situation.
Studieux et aidé par sa fiancée, Béchamp conquiert son baccalauréat es sciences mathémathiques et poursuit de brillantes études à la Faculté : il devient docteur en pharmacie, docteur es sciences (physique et chimie), puis docteur en médecine. Chacune de ses thèses est particulièrement remarquée.
Ce sont : en 1851, pour le concours d’agrégation, De l’air atmosphérique, considéré sous le point de vue de la physique, de la chimie et de la toxicologie ; en 1853, pour le doctorat es sciences, Recherches sur la pyroxyline en chimie, De l’action chimique de la lumière en physique ; 1856, pour le doctorat en médecine : Essai sur les substances albuminoïdes et sur leur transformation en urée.
Cette dernière thèse bouleverse la théorie, jusque-là admise, de l’unicité des substances albuminoïdes ramenées au blanc d’œuf. Béchamp démontre la multiplicité et la spécificité des matières albuminoïdes. Le candidat sera vivement félicité par ses maîtres. Notre confrère le Dr Pierre Bachoffner, actuel propriétaire de la pharmacie créée par Antoine Béchamp à Strasbourg en 1846, mais deux fois déplacée, a consulté aux Archives départementales du Bas-Rhin des lettres fort élogieuses envoyées par le recteur au ministre le 30 août et le 29 septembre 1856. Trop longues pour être reproduites ici, elles ne dépeignent pas seulement les mérites du récipiendaire, mais éclairent sa valeur morale.
Ces compliments n’iront pas sans la contrepartie des critiques et des contestations des partisans de l’unicité. Si bien qu’il fallut que Béchamp, avec sa ténacité et son besoin de vérité habituels, revoie ses expériences, ajoutant de nouveaux modes d’investigation et contrôlant les unes par les autres. Il confirme ses conclusions dans un mémoire de premier ordre que le célèbre Jean-Baptiste Dumas approuva sans réserve et fit publier dans le Recueil des Mémoires des savants étrangers. Des faits semblables se reproduiront constamment au long de la vie scientifique de Béchamp, mais il ne retrouvera pas un intègre et génial Dumas pour remettre les choses au point.
Agrégé de l’Ecole de Strasbourg, Antoine Béchamp va y enseigner la chimie, la physique, la toxicologie, jusqu’en 1856, année où il est nommé Professeur de chimie et de pharmacie à la Faculté de Montpellier. Pendant vingt ans, il va dispenser aux étudiants languedociens un enseignement clair et attrayant, car il sait, avec bonhomie, allier dignité et simplicité accueillante et chaleureuse.
Tout en remplissant, avec une conscience exemplaire, les devoirs de sa charge, il se consacre, sans recevoir aucun supplément à son traitement, à de multiples recherches auxquelles il sacrifie allègrement « son temps, son argent, son repos et ses veilles », comme il l’écrit au président de l’Académie des sciences, fin août 1866, en lui faisant part de ses conclusions sur la maladie parasitaire des vers à soie, la pébrine, et en osant espérer que « la priorité de l’idée et des expériences qui la démontrent ne lui sera pas contestée ». Il avait, dès le 6 juin 1865, communiqué à la Société centrale d’agriculture de l’Hérault l’origine parasitaire de la pébrine et indiqué le traitement et les soins nécessaires pour que les « graines » (ce sont les œufs) donnent des « chambrées » saines.
Montpellier, cité entourée de vignobles, va conduire le chimiste lorrain a étudier la fermentation vineuse et la fabrication des vins. En 1863, il publie dans le Messager agricole ses leçons sur la question où il commence par souligner ces deux pensées dominantes :
1) Le vin est le résultat de l’acte physiologique de la vie du ferment dans le milieu fermentescible qu’est le moût.
2) Le ferment est un être organisé qui vit, se reproduit et meurt, et dont le germe existe dans l’air.
Simultanément, Béchamp continue ses expériences entreprises à Strasbourg sur l’interversion du sucre de canne en sucre de raisin sous l’influence des moisissures : le développement de ces moisissures est favorisé par certains sels, entravé par d’autres. Le carbonate de chaux précipité pur du laboratoire empêche l’inversion, si l’on a pris des précautions pour éviter l’arrivée de l’air ; c’est la preuve qu’une fermentation n’est pas un phénomène chimique, comme on le croyait jusque-là. Toutes les conditions étant les mêmes, le professeur montpelliérain remplace le carbonate de chaux pur par de la craie des carrières de Sens, et il a la surprise de constater l’inversion du sucre avec l’apparition des moisissures. Ce résultat lui donne la clef de « l’infi- niment petit », agent vivant de la fermentation, resté dans la craie à l’état de vie latente pendant des millénaires.
Béchamp va constamment mettre en pratique ce qu’au cours de ses leçons il confiait à ses élèves : « Dans les sciences, il y a souvent des contacts si intimes, qu’une question de chimie pure peut se transformer en un sujet de haute physiologie. »
Sa réfutation de la génération spontanée est une conséquence directe de la vie impérissable du microzyma, qui « est au commencement et à la fin de la vie de tout être vivant ». Il l’avait d’abord nommé « petit corps » : c’est quand il en eut déterminé la fonction et l’importance qu’il le désigna sous le nom de « microzyma ». « J’avais mis dix ans, écrit-il, à me convaincre moi-même que je n’étais pas dupe d’une illusion. »
Cet « infiniment petit » représente un monde que les découvertes biologiques et immunologiques modernes entérinent actuellement. Déjà, Jean Rostand interrogeait : « Béchamp n’a-t-il pas, par sa théorie du microzyma, prévu cette transformation du gène en virus ? » Le Pr Jean Bernard, il y a deux ans, la posait à nouveau, sous une autre forme, à la fin d’une conférence sur le cancer : « Ces virus, sont-ils vraiment en dehors de nous, et non en nous ? »
En 1950, le Pr Hervé Harant, traitant du « compromis des virus », y répondait : « Il est possible que les deux origines, exogène et endogène, des virus soient un jour justifiées ; ainsi, un virus bloqué pourrait devenir un agent de mutation. »
Depuis cent ans, Béchamp n’a-t-il pas répondu ?
Le Pr Paul Pages remarquait, dans son allocution pour le cinquantenaire de la mort de Béchamp, que des faits inexpliqués s’éclaireraient, si on tenait compte de la théorie microzymienne ; il citait le dilemne posé par « les lésions et troubles morbides engendrés par les bacilles tuberculeux morts enrobés dans l’huile de vaseline », dénoncés et observés par le Pr A. Saëns et son collaborateur G. Canetti en 1939.
Paul Pages, s’appuyant sur les conclusions des chercheurs modernes, en particulier sur Cuenot et Jean Rostand, avait déjà dit, dans sa leçon inaugurale en 1938, à la Faculté de Montpellier : « L’ère pastorienne est franchie, nous entrons dans l’ère de Béchamp ».
Obsédés par l’horaire, c’est dans le « Concorde » que nous survolons l’Atlantique, alors que, pour analyser à loisir chaque molécule de l’océan des découvertes et des travaux du génial lorrain, il nous faudrait être embarqués sur la caravelle de Christophe Colomb, ou plutôt sur celle d’Americo Vespucci, ce navigateur florentin, presque inconnu, qui découvrit le Nouveau Monde un an avant le célèbre et astucieux Génois.
Lorsque Béchamp mourut, le 15 avril 1908, à 91 ans, encore fidèle « avec une ardeur juvénile » au laboratoire que le savant naturaliste Charles Friedel avait mis à sa disposition à la Sorbonne, le Moniteur scientifique consacra huit pages à l’énumération de ses travaux.
On est en droit de s’étonner de n’entendre jamais citer son nom, ou si peu ! Les pharmaciens, les médecins qui se sont tant soit peu penchés sur ses ouvrages sont tentés d’exprimer leur désillusion par la phrase de La Bruyère : « On me dit tant de mal de cet homme, et j’y en vois si peu, que je commence à soupçonner qu’il ait un mérite importun qui éteigne celui des autres. »
Homme de devoir, crânement patriote, chrétien sincère, Béchamp, par attachement à sa foi, accepte, le 2 novembre 1876, d’être le premier doyen de la Faculté catholique de Lille : il quitte avec nostalgie sa chaire de Montpellier, où il s’était imposé à l’estime de tous.
Dans cette capitale du Nord, cet infatigable chercheur va connaître une nouvelle épreuve ; ce croyant fervent va être accusé de matérialisme par les théologiens qui sont allés l’implorer dans le Midi. Cette accusation paradoxale est soigneusement étudiée par le D1′ Guermonprez dans ses Etudes et souvenirs. La cause principale en fut la publication par Béchamp de son volume Les microzymas, dans leurs rapports avec l’hétérogonie, Vhistogonie, la physiologie et la pathologie, qui relate tout son enseignement au cours de sa carrière, avec toutes les vicissitudes que lui valurent ses idées originales et fécondes, « trop tôt venues pour s’imposer », dira le Pr Pages en ajoutant : « L’opinion était mal préparée à apprécier à sa mesure exacte la portée de ses découvertes. »
Cet observateur incomparable, meurt pauvre, réconforté seulement par la présence d’un admirateur américain qui suivra ses obsèques avec la famille, quelques vieux amis et le peloton de soldats venu honorer son titre de Chevalier de la Légion d’Honneur. Cependant, dans le Bulletin de l’Académie de Médecine du 12 mai 1908, à la fin de l’allocution prononcée par le président, Bucquoy, nous lisons :
« Je me plais à reconnaître et à proclamer que M. Béchamp fut un de ces savants qui honorent nos Académies et dont le nom restera gravé dans l’histoire des grandes découvertes. Si Pasteur est aujourd’hui lé maître incontesté des sciences biologiques, Béchamp en fut certainement un des précurseurs. L’Académie lui devait ce dernier hommage. »
Et en 1951, le Dictionnaire de biographie française de Prévost et Roman d’Amat, précise : « On peut considérer Béchamp comme le précurseur, volontairement ignoré, de Pasteur, il a vu ce que la bactériologie ne devait proclamer que trente-cinq à quarante ans plus tard, à savoir que la morphologie doit céder le pas aux propriétés physiologiques. »
Précurseur, terme élégant et flatteur pour justifier les « emprunts » qui firent tant souffrir Béchamp lorsqu’il s’en rendit compte ! Lui, toujours si respectueux de la propriété scientifique d’autrui, ne put accepter, sans réagir, de se voir attribuer ce qualificatif. Le Dr Hector Grasset indique que « ses protestations furent considérées comme un crime de lèse-majesté ».
Le Dr F. Guermonprez, inaugurant, le 18 septembre 1927, à Bassing, le modeste monument élevé sur l’initiative des « Amis lillois », commençait son allocution par ces mots : « Le temps est venu de reconnaître l’importance et l’étendue de l’œuvre du grand savant lorrain. »
Son ouvrage, Les microzymas, publié en 1883, est un hymne à la Vie, qui développe scientifiquement et philosophiquement son exergue : Rien n’est la proie de la mort, Tout est la proie de la vie. et qui, selon un de ses élèves devenu professeur de chimie et d’histoire naturelle à Calais, représente pour la biologie ce que fut pour la chimie le célèbre « rien ne se perd, rien ne se crée » du grand chimiste Lavoisier, pour qui Béchamp professait une admiration sans borne.
Marie Nonclercq
Bibliographie (BNF)