(d’après un texte de M. Bouvet publié dans La Pharmacie Française, organe mensuel de l’Association amicale des étudiants en pharmacie de Paris, en 1925)
Le nom de Tabarin est resté légendaire. De son vrai nom Antoine Girard (1584-1626), Tabarin est né à Verdun et était bateleur et comédien du théâtre de la foire. Voltaire en parle dans son Dictionnaire philosophique : « Tabarin, nom propre, devenu nom appellatif. Tabarin, valet de Mondor, charlatan sur le Pont-Neuf du temps de Henri IV, fit donner ce nom aux fous grossiers… »
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Montdor et Tabarin installent leurs tréteaux non pas au Pont-Neuf comme le dit Voltaire, mais sur la Place Dauphine vers 1619, place nouvellement construite. Les deux principaux acteurs sont donc : – Antoine Girard, dit Tabarin, qui est le bonimenteur : il a pour mission d’attirer les badauds autour du fameux tréteau et porte un costume de Pierrot sans apparât, dit d’Harmonville. Une barbe en trident de Neptune, une épée de bois et un chapeau gris, très souple, caractéristique, complètent le déguisement. Le chapeau , surtout, est resté légendaire. il prétend qu’il a d’abord été porté par Saturne. Le dieu en a fait cadeau à Tabarin, en lui interdisant de le vendre ou de le donner. – Philippe Girard, dit Philippe de Montdor, docteur en médecine . Il donne la réplique à Tabarin et est chargé de la vente au public. C’est, dit d’Harmonville, « un charlatan de première vollée, possédant à fond toutes les finesses du métier, au parler docte et à la tenue magistrale, un parfait enjôleur de badauds ». Ses connaissances médicales autorisent à penser qu’il est le « thérapeute » de la troupe. Les deux frères sont accompagnés de Francisquine ou Isabelle., de son vrai nom Vittoria Bianca, danseuse italienne; elle épousa Tabarin et un fils naquit de leur union. Elle donne certains jours la réplique à son mari. Pour compléter le personnel, on trouve habituellement un page qui présente les fioles à Montdor, et l’orchestre, composé d’un joueur de viole et d’un joueur de rebec (violon à trois cordes). |
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En général, le spectacle se déroule de la façon suivante : Tabarin pose une question à Montdor, une de ces « colles » captivantes qui font immédiatement tressaillir d’aise les bons badauds rassemblés par un bref appel de l’orchestre. En voici quelques unes:
– Mon maistre, quelle distinction mettez vous entre une femme et un oiseau ? ou – En quel temps est-ce, je vous prie, que l’homme travaille davantage pour les femmes ? – Si le sort vous presentait un bon partie, et que vous voulussiez vous marier, laquelle de ces trois choisiriez vous pour votre femme, une boiteuse, une borgne ou une bossue ? Entre deux bouffonneries, les auditeurs se ruent sur les remèdes que vendent les deux compères : c’est là de l’excellente publicité orale ! Parmi les oeuvres de Tabarin, écrite par un rédacteur anonyme, figure « La descente aux enfers de Tabarin » qui est reproduite ici. La plupart des autres oeuvres de Tabarin peuvent se trouver sur Internet, à l’exception de cet ouvrage. LES SPECIALITES de TabarinTabarin prétend que les remèdes secrets qu’il vend sont des remèdes autorisés: ils ont en effet été autorisés à Dijon en 1624. Les affirmations de Tabarin nous permettent de croire que les deux frères ont reçu beaucoup d’autres autorisations. La première figure dans la Juste plainte du sieur Tabarincontre l’un des ministres de Charenton. Voici le texte du célèbre bateleur : »…Je monte sur le théâtre à deux fins : la première, pour exposer en vente et distribuer à fort petits prix des remèdes approuvez pour la curation de plusieurs maux populaires et communs; l’autre pour recréer le peuple gratuitement, sans offenser personne. » |
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On trouve aussi cette affirmation dans une pièce rare conservée à la Bibliothèque nationale, et qui a pour titre La réponse du sieur Tabarin au livre intitulé « La Tromperie des Charlatans découverte », 1619. Tabarin dit qu’il n’a « eu aucun dessein de tromper et decevoir le public en la distribution » de ses remèdes. il prétend recevoir de nombreuses félicitations de malades guéris et être appelé souvent très loins pour medicamêter quelques particulieres personnes offencées en leur santé et indisposition de leurs membres.
Enfin, il prétend qu’il fait dans les villes où il séjourne l’essai de ses remèdes devant les officiers du Roi qui lui ont toujours donné l’autorisation de vente. A Paris, par exemple, il distribue ses drogues avec l’autorisation du Lieutenant civil du Roi. Tabarin prétend aussi faire un « honneste » métier. Dans un chapitre fameux des Oeuvres de Tabarin, il s’efforce de montrer qu’il n’y a aucune infamie à un homme de mérite de distribuer ses remèdes en public, ains (mais) que c’est un grand honneur qu’il monte sur un théâtre. Les deux spécialités principales de Tabarin sont le baume et la pommade pour les crevasses: il nous le fait savoir lui-même dans l’une des questions posées à Mondor : Mon maistre, vous vantez tant de drogues, principalement vostyre bausme, vostre pommade et tous les medicamens que vous dispensez : je désirerois grandement sçavoir leur energie, leur propriété et puissance. Plus loin, il est dit également : Ainsi, Tabarin devisoit Mais le couple Mondor-Tabarin vend aussi un remède contre les maux de dents et un remède contre les brûlures. C’est ce dernier remède qui est ici mis en valeur dans La Descente de Tabarin aux enfers. |
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1°) Baume
Ce baume se vend en boites : Mondor décrit ainsi ses propriétés : A la vérité, il faut que je confesse… que mon bausme est un des plus rares secrets que la nature ait jamais descouverts, tant pour les experiences qu’il a fait paroistre, tant à Paris qu’ès autres villes de France, où je l’ay distribué que pour les evenemens et guarisons admirables qui en sont réussis, outre mesme mon attente. Il est tres bon aux douleurs de teste, aux migraines, vertigo, tenebrosité de cerveau, il est singulier pour le mal d’estomach, sincope, vomissements, palpitations et autres incommoditez qui naissent en cette partie; il est rare pour l’obstruction du foye, pour l’opilation de la ratte, pour mal de reins, de fluctions catareuses et pour les sciatiques : il ne faut qu’engraisser la partie malade avec un linge bien chaud; on en voit des effects admirables. Et le discours sérieux de Mondor attire immédiatement la réplique mordante de Tabarin : elle est trop « nature » pour qu’il nous soit possible de la reproduire ici. Les clients de Tabarin aimaient le language pimenté et le célèbre pitre les servait royalement. 2°) Pommade contre les crevasses Mondor parlant de gants dit : Ceux qui se graissent de ma pommade n’en ont pas besoin, car le froid ne les peut attaquer; ils ont un remède fort bon pour les crevasses qui arrivent de la froidure. Et Tabarin réplique immédiatement par la note comique : il faut bien faire rire les clients pour les attirer en masse compacte autour du tréteau : « Vous auriez besoin de me garnir de deux ou trois boites de vostre pommade, car j’ay une crevasse sous mon nez qui m’empesche bien d’amasser ».
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Dans le Caresme prenant ou Les jours gras de Tabarin et d’Ysabelle, qui commence par ces vers alléchants :
Qui veut rire à double maschoire, l’auteur présente encore en termes moqueurs les propriétés de cette pommade: Outre plus, si par quelque ravine d’eau, ou manquement de soustien, une maison venoit à se crevasser, il ne faut que prendre quatre ou cinq boetes de… pomade et la graisser du haut jusques en bas; il n’y a rien de meilleur pour les fentes. Suit une indication thérapeutique aussi inattendue que difficile à reporduire, car l’auteur lui-même dit : Peut-estre que je parle trop gras pour quelques-uns. 3°) Electuaire pour les dents Nous savons bien peu de chose sur cette préparation ; dans Les estrennes admirables du sieur Tabarin, presentées à Messieurs les Parisiens en ceste presente année 1623, il est dit qu’on a beau parler de ce médicament, il est indiscutable… qu’un bon jambon avec une bouteille de vin muscat ou de Frontignac est le plus souverain remede qu’on puisse appliquer au mal des dents. 4°) Graisse contre les brûlures. Il est surtout question de cette spécialité dans l’ouvrage présenté ici, La descente de Tabarin aux enfers… avec les opérations qu’il y fit de son medicamen pour la bruslure durant ce caresme dernier. L’auteur imagine que, profitant de ses vacances de carême, Tabarin est descendu aux enfers pour y placer sa graisse contre la brûlure… Il estimoit …faire son proffit en Enfer, parce qu’il avoit entendu que la pluspart des serviteurs de Pluton s’estoient bruslez cet hyver pour s’estre par trop approchez du feu… |
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Le résultat est d’ailleurs merveilleux (voir page 13 & 14 ci contre): Mais ce fut le plaisir quand il vint mettre en vente son onguent pour la bruslure; il n’y en avoit point pour les laquais ; vous eussiez veu chapeaux, gands, mouchoirs, souliers, voler sur le theastre, parce que c’est la maladie à laquelle ils sont plus subjets en Enfer quà estre bruslez. Jamais Tabarin n’avoit esté à telle feste ; il ne sçavoit satisfaire, seul qu’il estoit à tant de personnes. Tabarin et Mondor ont certainement vendu d’autres remèdes : il est dit dans les oeuvres tabariniques : Il n’est pas si petit qui n’ait voulu de ses drogues ; les grands n’ont pas espargné les mille pistoles pour avoir de ses medicamens à guerir des gouttes, mal de Naples (Syphilis) et autres maux semblables… Les dames de la cour ont veu le fond de leurs bources, ayant voulu mettre le nez aux plus profonds secrets de tabarin pour le fard. Peut-être ce fard est-il simplement de l’huile de talc dont il est vraisemblablement question dans les oeuvres tabariniques sous le nom d’huile de Thal et pour laquelle N. Lémery, le grand Lémery, allait quelque cinquante ans plus tard faire une publicité de bon aloi. Quelle était la composition des autres spécialités de Tabarin ?? Là encore, nous en sommes réduits aux conjectures. Le docteur Mondor a dû emprunter aux écrits classiques de l’époque : mais les deux associés eurent le mérite de créer, pour leur vente, une forme de publicité qui a immortalisé l’un d’eux : Tabarin. |
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Pour mieux situer Tabarin dans le contexte général des charlatans, voici une publication sur le sujet faite en 1963 par Henri Bonnemain : Les Charlatans (article de Henri Bonnemain publié dans la RHP, N°179, Décembre 1963) Un grand nombre d’historiens des professions médicale et pharmaceutique ont traité de cette passionnante question des charlatans. Des gravures fort artistiques ont été réalisées aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, mettant en scène de façon pittoresque les « empiriques ». Sur certaines, le charlatan est représenté sous les traits d’un homme sévère et sérieux, d’allure sobre; sur d’autres, au contraire, on voit le trublion de foire en costume éclatant avec bijoux et plumes, accompagné d’animaux destinés à amuser le nombreux public qu’il attire par son orchestre bruyant et auquel il distribue ses remèdes secrets. Qu’est ce qu’un charlatan ? Un manuscrit du XVIIe siècle en donne dette définition : « C’est un homme qui, par des termes extraordinaires et incompréhensibles, par des apparences spécieuses et affectées, par des flatteries abusives et frauduleuses, et par des promesses aussi vaines que dommageables, abuse de la facilité, de l’ignorance et de la bonne foy des malades » Et c’est également un auteur du XVIIe siècle qui tend à démontrer dans son traité du Charlatan découvert que le premier charlatan fut Satan : il mérite ce titre pour la fameuse scène de tentation qui, dans le paradis terrestre, valut à nos premiers parents la malédiction divine. Dans l’antiquité, les charlatans sont l’objet de la désapprobation des honnêtes gens : Lucien de Samosate (Syrie) consacre une de ses oeuvres à « Alexandre ou le faux prophète ». |
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Au Moyen-Age, c’est au XIIIe siècle que l’on commence à nettement différencier l’apothicaire sérieux de l’empirique de passage, et dans le serment de l’apothicaire, celui-ci jure « de désavouer et fuir comme la peste la façon de pratique scandaleuse et totalement pernicieuse de laquelle se servent aujourd’hui les charlatans, empiriques et souffleurs d’alchimie, à la grande honte des magistrats qui les tolèrent ». Certains auteurs du XIIIe siècle ont parlé des charlatans : le monologue de Rutebeuf Diz de l’Erberie met en scène un charlatan retour de contrées lointaines et ayant fait en son voyage ample moisson d’herbes nouvelles propres à guérir les misères humaines. L’Erberie fut écrite pour un jongleur, c’est à dire pour l’un des personnages plus ou moins saltimbanques qui bonimentaient la foule et lui montraient des singes ou des ours pour lui vendre quelque drogue ou pour recevoir quelque obole en échange de leurs pitreries.
Au XVIe siècle, la présence des charlatans prend les proportions d’une véritable invasion. Venus de partout mais surtout, semble-t-il, d’Italie, ils s’installent dans toutes les foires et dans les marchés. Rabelais, donnant l’emploi du temps de Gargantua, dit qu’il « allait voir les basteleurs, tréjectaires et thériacleurs et considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubresauts et beau parler ». C’est l’époque fameuse de Tabarin et des vendeurs d’orviétan.
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Au XVIIIe siècle, Molière met en scène les charlatans dans un dialogue fameux de l’Amour médecin. Régnard, dans les Folies amoureuses, fait de même, et La Bruyère, dans ses Caractères, stigmatise « la témérité des charlatans et leurs tristes succès qui en sont la suite » et qui, dit-il, font valoir la médecine et les médecins : si ceux-ci laissent mourir, les autres tu Les charlatans, pourchassés par tous les moyens, font moins parler d’eux au XIXe siècle : dans les Annales lyonnaises, « le Père Thomas » est célèbre. Scribe, dans ses comédies, fait aussi de fréquentes allusions à cette profession en voie d’extinction, … car la publicité orale laisse peu à peu la place à la publicité écrite, bien souvent, elle aussi empreinte de charlatanisme. Quels étaient les remèdes vendus par les charlatans ? Tabarin, place Dauphine, avec son frère Mondor et sa femme Francisquine, débitaient un baume, une pommade pour les crevasses, un électuaire pour les dents, une graisse contre les brulûres. Un autre remède, dont on connut une vente considérable aux XVIe et XVIIe siècles, fut l’orviétan, électuaire inventé par Lupi d’Orviéto (en Toscane) et qui passait pour avoir des vertus admirables contre la peste et autres maladies contagieuses, contre la morsure des serpents et des animaux enragés, et les poisons de toutes espèces. Contugi en fut le principal vendeur , autorisé par le roi à être le seul exploitant du produit ; il fut d’ailleurs inscrit à la pharmacopée en 1665, mais les apothicaires, pour distinguer l’orviétan pharmaceutique de celui des charlatans, le préparèrent avec solennité en présence des magistrats et de la Faculté de médecine. |
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Tous ceux qui ont étudié l’histoire locale de la pharmacie ont été frappés de voir la place tenue dans les statuts des apothicaires par le souci de lutter contre les charlatans.
A Paris, dès 1352, il est prévu pour eux l’impossibilité de préparer ou de faire préparer « dans la cité, la ville, ou les faux bourgs, aucun médicament altérant, laxatif, syrop, électuaire, pillules laxatives, clystères de toute sorte, à cause du péril de mort et l’empirement de la maladie, car il n’est pas vraisemblable qu’ils connaissent le remède juste ». A Caen, en 1546, à Blois en 1571, à Montbéliard en 1576, même interdiction. A La Rochelle en 1601 on prévoit des peines corporelles, à Grenoble, en 1614 c’est la communauté Santé toute entière qui est alertée. Par contre, les statuts de Metz prévoient des autorisations sous réserve de controle. A Lille, à Dunkerque, de grosses amandes sont prévues pour les contrevenants. Dispositions analogues dans bien d’autres villes : Châlons, Cambrai, Sézanne, Clermont-Ferrand, Riom, Fontenay-le-Comte, Nancy, Nantes, Saint-Omer, Versailles, Nice, etc. |
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Divers jugements et édits royaux tentent de renforcer la position des praticiens. En 1636, droit de contrôle reconnu aux apothicaires, en 1638, mise en garde contre « la fantaisie des charlatans ». En mars 1697, déclaration officielle du roi contre les charlatans. En 1707, interdiction de Louis XIV de vendre des remèdes secrets. Mais tout cela est de faible portée du fait de trop fréquentes autorisations individuelles données par le pouvoir royal. Au XVIIIe siècle, Tissot, « Docteur et Professeur en Médecine, Membre de la Société Royale de Londres, de l’Académie médico-physique de Basle… » consacre un long mémoire aux charlatans et aux « maiges », fléau qui rend inutile « toutes les précautions qu’on prendra pour la conservation du peuple ». Il faut atteindre l’époque post-révolutionnaire et, en fait, la loi de Germinal, pour voir disparaitre la publicité orale pour les remèdes secrets. L’article 26 de la loi stipulait en effet : Tout débit au poids médicinal, toute distribution de drogues et préparations médicamenteuses sur les théâtres ou étalages, dans les places publiques, foires et marchés, toute annonce ou affiche imprimée qui indiquerait des remèdes secrets, sous quelque dénomination qu’ils soient présentés, sont sévèrement prohibés. Deux ans plus tard, les sanctions se précisaient : vingt-cinq à six cents livres d’amende, détention de trois à dix jours en cas de récidive. Le charlatanisme oral avait vécu. |
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En matière de conclusion, faut-il dire comme certains et non des moindres (le docteur Trousseau en 1862) que sans l’empirisme la médecine proprement dit n’existerait pas ? Cela peut être vrai en partie, et encore faut-il ne pas dénaturer le sens de cette phrase. Le mot empirisme restera longtemps péjoratif à l’égal de celui d’ignorance, et dans l’art de soigner on ne saurait jamais trop demander d’études et d’examens à ceux qui en ont la mission. Mais il faut reconnaitre que nous avons une curieuse disposition à la crédulité, tant il est vrai que L’homme est de glace aux vérités, Il est de feu pour le mensonge.
Henri Bonnemain |
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