Les vins médicinaux : Le cas du vin Mariani
Les vins et vinaigres médicinaux existent depuis l’Antiquité (pour ce sujet, voir le texte de C. Charlot1).
Au Vème siècle avant notre ère, Hérodote rapportait déjà l’usage du vin de genevrier comme diurétique et du vin de colchique comme antirhumatismal.
Au XVIIème siècle, Charas décrit surtout deux vins dans sa Pharmacopée : le vin d’absinthe et le vin émétique à base d’antimoine. Son chapitre X sur les vinaigres est beaucoup plus fourni !
De son côté Lémery décrit, en plus des deux vins précédents, le vin néphrétique de Sauderon, le vin martial, le vin magistral purgatif, le vin fébrifuge ( à base de quinquina) et le vin hippocratique ou Hippocras. Lémery dans le même chapitre traite de la bière purgative de Sydenham, de l’eau clairette simple et composé, des ratafias de cerises, d’oeillets, de noyaux et de citrons. Son chapitre sur les vinaigres est par contre très court, n’abordant que le vinaigre de sureau, le vinaigre scillitique et le vinaigre thériacal : « bon contre toutes les maladies contagieuses, il résiste au mauvais air, il tue les vers, il dissipe les vents ».
L’ouvrage de Henry et Guibourt, à plus d’un siècle d’écart avec Charas et Lémery, en 1847, montre que non seulement les vins médicinaux n’ont pas perdu de leur intérêt, mais ils se sont au contraire multipliés. On parle alors d’oenolés.
Les auteurs différencient les oenolés que l’on délivrent à fortes doses (50 à 60 g) et ceux qui sont très actifs et pour lesquels on ne donne que quelques gouttes. Ces derniers sont les vins d’opium, d’ipécacuanha, de scille et de colchique, alors que les premiers concernent les oenolés d’absinthe, de gentiane, de quinquina, les vins aromatiques et antiscorbutiques.
De conservation souvent médiocre, les vins médicinaux devaient être renouvelés souvent. Parmentier avait d’ailleurs proposé de considérer les vins médicinaux comme des médicaments purement magistraux (c’est à dire préparés par le pharmacien sur ordonnance du médecin).
Henry et Guibourt terminent leur ouvrage avec les brutolés ( à base de bière) et les médicaments ayant le vinaigre pour excipient (les oxéolés) : vinaigre camphré, vinaigre de colchique, etc. On voit donc que cette forme « Vins et vinaigres » a pris un essor considérable au XIXème siècle et que ceci se retrouve dans les différents ouvrages de référence de l’époque. Ils entrent à la Pharmacopée française en 1818. On en trouve au moins autant dans la première édition de l’Officine de Dorvault en 1844.
L’édition 1880 de l’Officine comptait 150 sortes de vins. Dans la pharmacopée de 1884, il y a également des vins à usage vétérinaire : vin aluné, vin antiscorbutique, vin de gentiane, vin d’opium composé et vin de quinquina officinal.
Au cours du XIXème siècle, on peut faire appel à un grand nombre de vins médicinaux pour soigner les malades (Henry et guibourt, 1847) :
– vin d’absinthe
– vin d’absinthe et de centaurée composé
– vin émétique (« antimoine oxi-sulfuré »)
– vin antimonial d’Huxam
– vin arsenical cuivreux (collyre de Lanfranc)
– vin d’aunée
– vin de caïnca
– vin martial ou Chalibe (à base de limaille de fer)
– vin de citrate de fer
– vin aromatique
– vin de poule (oenolé de fiente de poule : ce médicament à base de fiente de poule était utilisé pour les suites de coups à la tête et des contusions !)
– vin d’ipécacuanha
– vin d’opium simple
– oenolé d’opium safrané (Laudanum liquide de Sydenham)
– oenomélé d’opium ( à base d’opium, de miel et de levure de bière), à rapprocher de « black drops ou gouttes noires » anglais, nous disent les auteurs.
– oenolé de quassia
– vin de quinquina
– vin fébrifuge (quinquina + gentiane)
– vin de rhubarbe
– vin diurétique amer de la Charité (oenolé de quinquina et de scille composé)
– oenolé de raifort composé (vin antiscorbutique)
– oenolé de salsepareille simple, concentré (ou tisane portative de salsepareille), ou composé (ou essence concentrée de salsepareille).
Ce paysage va changer au XXème siècle. Astruc, dans son ouvrage de formulation de 1921, signale que de nombreux vins médicinaux ont disparu de la pharmacopée. La conférence de Bruxelles de 1902 avait en effet décidée de supprimer les vins médicinaux très actifs comme le vin de colchique ou le laudanum de Sydenham (oenolé d’opium safrané). Mais on trouve encore bon nombre de vins médicinaux comme le vin de gentiane, le vin de quinquina officinal, le vin de coca, le vin de cola, ou encore le vin de Colombo (à base de Malaga). Dans le catalogue Goy du début du XXème siècle, on trouve d’ailleurs encore une longue liste de vins disponibles à la vente. On trouve non seulement les vins classiquement décrits mais aussi des innovations : vin bidigestif (pepsine et diastase) ou tridigestif (+ pancréatine), vin de glycérophosphates, vin d’hémoglobine, quinium, vin de suc de viande (concentré ou mélangé à : fer, quinquina, kola, lactophosphate de chaux…).
Quelques années plus tard, Goris, dans son ouvrage de Pharmacie Galénique de 1942, mentionne que les vins à base de produits minéraux comme l’antimoine ne sont plus utilisés (et il rappelle à cette occasion la « querelle de l’antimoine »). La plupart des vins ont disparus de ce document : Goris indique qu’il ne reste plus qu’un vin composé au Codex, mais qu’il est important au point de vue thérapeutique : le vin de Trousseau (vin de digitale composé ou Vin de l’Hôtel-Dieu), utilisé comme diurétique et toni-cardiaque. Il mentionne également quelques médicaments à base de vinaigres dont les fameuses gouttes noires anglaises qui ont eu la vie dure !
Cette forte baisse des vins médicinaux n’empêche pas l’Officine de Dorvault dans son édition de 1955 de donner la composition de toutes les formules existantes depuis le XVIIIème siècle, ou presque. On y découvre encore quelques vins originaux comme le vin de tulipier (ou liriodendrum) « employé avec succès aux Etats-Unis contre les fièvres intermittentes », ou encore le vin toni-nutritif au quinquina et cacao (Bugeaud). L’Officine donne également une longue liste de vinaigres officinaux dans cette même édition de 1955.
Ce petit rappel historique permet de mieux situer l’histoire du vin Mariani et de mieux apprécier les documents publicitaires de son créateur. Le vin Mariani fit son apparition sur le marché français juste après la Commune, en 1871. Angelo François Mariani (1838-1914) le mit au point avec l’aide d’un médecin, Charles Fauvel, alors qu’il travaillait dans une pharmacie à Paris. Le vin de Coca fut inscrit à la Pharmacopée française pour la première fois en 1884 mais on le trouvait en France comme à l’étranger depuis longtemps sous diverses formes. Le génie de Mariani était davantage dans l’art de lancer et de valoriser le nom de son produit.
Les tracts que nous reproduisons aujourd’hui en sont les témoins. Comme toujours à son époque pour les spécialités naissantes (nous l’avons vu pour les pilules Pink), l’élément clef de la stratégie de vente de Mariani était le témoignage. Il s’adressa aux personnalités les plus importantes de son époque de tous les horizons. On rencontre même trois papes dans l’album Mariani : Léon XIII, Pie X et Benoit XV ! Il reçu plus d’un milliers de témoignage moyennant le don d’une caisse de son vin, ce qui permit d’éditer 13 volumes, avec chacun 75 à 80 témoignages.
La coca était aussi présent dans un certain nombre d’autres produits : Parke Davis aux Etats Unis vendait même des cigarettes de feuille de coca et des cigares de coca. Le Coca Cola en contint jusqu’en 1903 et était présenté comme un produit semblable au vin Mariani.
Le premier laboratoire de fabrication de Mariani fut son appartement de la rue Vaneau, mais il ouvrit en 1875 des installations de fabrication plus vaste rue de Chartres à Neuilly.
La page ci-contre est tirée du Supplément illustré du Figaro de novembre 1899. Emile Gautier (journaliste de la Science Française) y explique que le coca est bien sûr une plante américaine mais qu’on peut la voir à Neuilly où Mariani en cultive « sous verre ». Ces serres mettent « une riante ceinture de verdure et de fleurs autour de l’usine pimpante et si gaie où Mariani prépare le nectar universellement célèbre ». On peut admirer également le salon d’attente « où tout est à la Coca, depuis les ornements du plancher jusqu’aux motifs des meubles, jusqu’aux tapisseries des murailles, jusqu’aux exquises peintures décoratives d’Eugène Courboin où l’on retrouve, costumés en personnages d’allégorie, nombre de figures parisiennes ».
Différents modes d’emploi du Vin Mariani ((Figures contemporaines, neuvième volume, 1904, Librairie Henri Floury, Paris) : « Le Vin Mariani se prend à la dose d’un verre à Bordeaux avant ou après les principaux repas ». Mais on pouvait également l’offrir dans les soirées sous diverses formes : de Grog (calmant et tonique), de Champagne au Mariani (« L’action puissamment tonique du Vin Mariani vient s’adjoindre aux effets stimulants du champagne »), de Cocktail Mariani (avec Vermouth de Turin, Angostura, Curaçao, zeste de citron). Par ailleurs, le document évoque le Vin Mariani dans les armées de terre et de mer : « Nous devons signaler les bienfaisants services rendus par le Vin Mariani comme reconstituant et fébrifuge, ainsi que ses remarquables effets de résistance contre les fatigues, pendant les campagnes du Dahomey et de Madagascar, les guerres hispano-américaine et du Transvaal, pendant le cours de l’exploration du Lieutenant-colonel Marchand à travers l’Afrique, dans le corps expéditionnaire de Chine. Le Vin Mariani est prescrit tout spécialement comme tonique général aux officiers de Marine, dont la voix se fatigue à donner des ordres au milieu des bruits de la tempête. Le cordial Mariani procure aux marins, aux navigateurs et voyageurs au long cours l’endurance indispensable pour supporter vaillamment les brumes et les intempéries de la mer. il protège contre le mal de mer. » |
Gautier indique que tout se fait à l’électricité (produite sur place), « jusques et y compris le rinçage des bouteilles ». Il signale aussi que chaque flacon porte un numéro de lot permettant la tracabilité en cas de réclamation du client. « C’est simple comme bonjour, mais il fallait y songer ».
Pour lui, le vin Mariani est absolument inoffensif, même à haute dose. « Je sais des gens qui s’en administrent cinq ou six bouteilles par jour, sans s’en porter plus mal : tout au contraire, ils s’en portent mieux… ». La présence de cocaïne a sans doute posé question dès l’origine car Gautier croit bon d’ajouter « Tout ce qu’on a débité à ce propos en Angleterre et en Amérique, relativement au prétendu danger de cocaïnisme qui pourrait s’ensuivre, n’est qu’un tissu de gasconnades et de blagues – bluff and humbug »
Les principales illustrations, en plus du salon d’attente, sont la vue générale de l’Etablissement Mariani à Neuilly et les ateliers : le rinçage des bouteilles, la mise en bouteilles et « l’enveloppage » des bouteilles.
Ces deux portraits (Moureu et G. Bertrand) sont issus du supplément de la Liberté du Sud-Ouest 25° série, de 1927. Ces deux scientifiques écrivent un mot pour remercier Mariani (décédé en 1914). Pour Charles Moureu, on peut lire : « Si le clair géni français doit beaucoup au bon vin de France, quelle force nouvelle ne faudrait-il pas si nous usions couramment de ce tonique délicieux qu’est le vin Mariani ! » Quant à Gabriel Bertrand, il indique que « le vin Mariani contient, sous une forme agréable une certaine quantité de manganèse et d’autres infiniment petits chimiques, indispensables au bon fonctionnement de l’organisme ».
Ces deux savants illustres cotoient dans ce même numéro le Maréchal Joffre, mais aussi de très nombreuses autres personnalités. on peut citer le Dr Pasteur Vallery-Radot, André Citroën (voir plus loin), l’Abbé Bergey (Directeur du Journal « La Liberté du Sud-Ouest »), Jean Chiappe (le Préfet de Police de Paris), de nombreux artistes dont Gaby Morlay (« le vin Mariani est un reconstituant auquel on n’a jamais recours en vain »), Jean Perrier, de l’Académie des Sciences, Paul Valery (« A mesure que le rôle de l’esprit s’est développé, l’homme n’a plus trouvé dans les seuls aliments du corps, de quoi soutenir cette énergie particulière. Il a cherché de toutes parts, composé drogues, philtres, élixirs, potions. Enfin, parut Mariani ». )
Parmi les personnalités qui ont accepté d’écrire pour Mariani, il y eut de nombreux hommes d’Etat et des religieux. On voit voit ici deux exemples :
Oscar II, Roi de Suède (Le Figaro, novembre 1899). On peut lire (difficilement) : « Monsieur le Chambellan … , Secrétaire du Roi, est chargé par Sa Majesté de faire des remerciements à M. Mariani pour le joli cadeau que Sa Majesté a reçu de lui à l’occasion de son jubilé, ainsi que pour la caisse de vin Mariani… »
Monseigneur Maglione était, quant à lui, nonce apostolique à Paris. Dans la Liberté du Sud-Ouest (1927), il écrit : Le vin Mariani est agréable et je le crois … (illisible), surtout pour les malades.
Les hommes politiques et les militaires ont souvent été sollicités par Mariani.
En voici quelques uns parmi de nombreux autres :
Fernand Bouisson, président de la Chambre des députés. Son témoignage parait en 1927 dans la Liberté du Sud-Ouest : « Présider une séance de la Chambre de 9 h du matin au lendemain 9 h du matin, c’est évidemment un record. Si j’ai pu établir ce record, c’est grâce au vin Mariani ! »
Jean Chiappe, préfet de police : « Si nos vigilants et dévoués gardiens de l’ordre pouvaient avoir recours quelquefois au vin Mariani, si reconstituant, ils se soucieraient fort peu du surmenage »
Le Général Nollet, ancien Ministre de la Guerre : » J’ai fait la guerre pendant cinq ans et tout autant la paix. Pour supporter les épreuves de la première, le grand air est suffisant. Au milieu du labeur plus éprouvant la seconde (?), j’aurais voulu connaitre le vin Mariani »
Enfin, on trouve dans l’escarcelle de Mariani un grand nombre de membres de la Société Civile comme on dirait aujourd’hui. Ici, André Citroën et Maître Campinchi. ce dernier, avocat, écrit : Dans l’âpre bataille d’une Cour d’assise, un verre de Mariani, c’est un argument. Deux verres, c’est l’acquittement ! »
Quant à Citroën, il écrit : « Si l’on devait standardiser les vins pour les faire en grande série, j’adopterais comme modèle unique le vin tonique Mariani ».
A noter enfin ce prospectus non daté mais bilingue. Cependant, à l’exception de la partie consacrée aux propriétés du vin Mariani, il ne s’agit pas d’une traduction mais plutôt de textes différents en français et en anglais, adaptés au public concerné.
Le succès du vin Mariani fut considérable. il fut souvent l’objet d’imitation. un pharmacien américain d’Atlanta, John Smith Pemberton, fit une copie qu’il appela le « French wine Coca ». Plus tard, l’interdiction de l’alcool à Atlanta, en 1886, obligea à remplacer le vin par de l’eau gazeuse et du jus de citron. Le Coca-Cola était né ! Mais ce n’est pas Pemberton qui fit fortune. C’est Asa Candler Sr qui lui avait racheté le produit en 1891, et Ernest Woodruff qui acheta le produit à son tour en 1919.
Les propriétés du Vin Mariani (Figures contemporaines, neuvième volume, 1904, Librairie Henri Floury, Paris) : La Grippe-L’Influenza-Les affections nerveuses-Les maux d’estomac-L’anémie-Les accès de fièvres-L’Insomnie-Les maladies de poitrine-Le Surmenage-La Neurasthénie-La Prostration nerveuse-La Débilité générale-Les Convalescences-Les Pertes de sang-L’Impuissance-La Mélancolie-L’Affaiblissement du cerveau-Les Affections de la gorge et des poumons-Les maladies épidémiques et contagieuses. |
1. On peut lire aussi avec intérêt la Thèse de Hélène Autissier, épouse Sommet sur les vins médicinaux en pharmacie, Thèse de l’Université de Bourgogne, Faculté de Pharmacie, présentée pour l’obtention du titre de docteur en pharmacie le 15 juin 1994