En Orient, et principalement en Bulgarie, la plupart des pharmacies sont comme des sanctuaires païens consacrés à deux divinités, toujours les mêmes, Esculape et Hygie, dont les bustes encadrent la porte. Le « culte » de ces deux grands patrons de l’Art de guérir s’est sans doute maintenu moins vivace dans nos contrées ; leurs noms y sont pourtant cités à tout propos, ils ont été souvent retenus pour servir de titres à des revues professionnelles ; aussi leur histoire mériterait-elle d’être mieux connue. MM. Robiou, Lechat, Saglio, Hunziker l’ont étudiée dans de nombreux texte de première ou de seconde main, qui sont à la base de cette exposition.
Asklèpios ne semble pas avoir été connu d’Homère. Les premières légendes le concernant circulèrent d’abord dans les montagnes de Thessalie, où existait le plus ancien Asklépéion identifié, c’est-à-dire le plus ancien temple-hôpital consacré à Esculape. De qui ce héros habituellement invoqué par les malades païens aurait-il pu être le fils, sinon d’Apollon, le dieu du Soleil, ou plutôt le Soleil-dieu, considéré depuis toujours, naturellement comme une divinité bienfaisante et génératrice de vie et de santé ?
Donc Esculape naquit d’Apollon, et de Coronis, la fille du roi des Lapithes. Dans un accès de jalousie, le dieu tua Coronis ; mais épargnant l’enfant qu’elle portait dans son sein, il le fit élever par le centaure Chiron, qui lui apprit la médecine. Le jeune Esculape dut passer fort brillamment ses examens car il trouva bientôt trop facile de guérir les malades, même abandonnés, et il s’amusa à ressusciter les morts. Irrité de se voir enlever jusque chez lui ses nombreux clients, Pluton se précipite chez Zeus, lui demandant de châtier le coupable. Toujours facile à convaincre, Zeus recourt à la justice la plus expéditive qui soit, et qu’il a toujours a portée de sa main : il brandit ses tonnerres, foudroie Esculape : c’est sans doute la première électrocution…
Mais la vendetta devait continuer : Apollon, pour venger son fils, tua les Cyclopes qui avaient forgé les foudres ; à son tour, pour venger les Cyclopes, Zeus aurait bien voulu supprimer Apollon ; mais que faire contre un immortel, un immortel véritable ? il ne put que le chasser de l’Olympe, et encore pour un temps restreint.
Sur les monnaies et les bas-reliefs, Esculape est représenté comme un homme d’âge mûr, barbu et chevelu, ayant un bandeau autour de la tête. Il porte une tunique posée sur l’épaule gauche et laissant à nu le torse et le bras droit. Il s’appuie généralement sur un bâton plus ou moins haut, autour duquel s’enroule le fameux serpent. Mais on le trouve parfois aussi accompagné du chien qui, suivant certaines légendes, l’aurait découvert, enfant, abandonné dans la montagne, et de la chèvre qui l’aurait allaité. Enfin il est souvent figuré en compagnie d’un coq, car on lui sacrifiait généralement… des volailles : « Immolons un coq à Esculape », dit Socrate avant de mourir, pour prouver qu’il n’était point irréligieux.
Plusieurs villes grecques célébraient en l’honneur du dieu de la médecine de grandes fêtes qui revenaient tous les ans ou tous les cinq ans. A Athènes, ces « Asclépiées » précédaient les grandes Dyonysiaques dans le mois d’élaphébolion. Elles consistaient en déploiement de cortèges et concours à la fois sportifs et artistiques. Mais comment Esculape a-t-il mérité ces honneurs et l’immense réputation qui le suit à travers les siècles ? Les doit-il à sa valeur personnelle ? Hélas, il n’a même pas existé ! En revanche il a été, – ou plutôt son nom – a été fort bien servi il y a des firmes dont le personnel, par son dévouement, assure tout le succès. L’entreprise dont il s’agit ici fut probablement fondée à Trikka, en Thessalie ; elle eut bientôt dans le monde antique de nombreuses succursales. Décrivant la Grèce, Pausanias ne cite pas moins de 63 asklépéia d’Epidaure, dans l’Argolide. A Athènes, le culte du dieu sauveur fut introduit en 420, à la suite d’une peste meurtrière : le sanctuaire fut édifié au pied de l’Acropole, au midi. A Rome, « Aesculapius » s’installa dans une île du Tibre, ainsi qu’en fait foi un médaillon de Commode représentant son arrivée.
C’est ce que nous pourrions appeler la congrégation des « Asclépiades », c’est à dire l’ensemble des prêtres desservant ces temples, qui a valu sa renommée au dieu de la médecine. Recevant les fidèles qui venaient invoquer le dieu, ces prêtres, comme cela avait déjà eu lieu en Egypte, étaient amenés à les soigner, surtout quand il s’agissait de grands malades venant de loin. De ce fait, ils acquéraient une compétence réelle, dont ils firent profiter leurs successeurs, qui n’étaient autres que leurs enfants : Hippocrate appartenait à une famille d’Asclépiades. Edifiés au milieu d’un bois, près d’une fontaine, les temples d’Esculape étaient non seulement des sanctuaires, mais encore des écoles de médecine, des bibliothèques médicales, des hôpitaux ; sous Antonin, ils furent même complétés par des Thermes, des cliniques d’accouchement, des hôtels, avec théâtres et salles de jeux. Quand les malades arrivaient, on les soumettait avant de les admettre dans l’enceinte sacrée, à diverses formalités à la fois liturgiques et hygiéniques : ablutions, bains, onctions jeûnes, sacrifices. Puis, on les faisait dormir sur la peau des animaux sacrifiés (cela s’appelait « l’incubation ») au pied de la statue d’Esculape : celui-ci leur dictait son ordonnance pendant la nuit au moyen d’un songe, que le lendemain les prêtres traduisaient en clair, prescrivant saignées, vomitifs et purgatifs.
Dans son Ploutos, Aristophane a décrit irrespectueusement les démarches d’un patient dans un asklépéion. Plaute nous en présente un autre qui s’en va furieux parce qu’Esculape refuse de le soigner. Cela arrivait souvent lorsque les coqs offerts en sacrifice étaient par trop coriaces ou lorsqu’un ancien client revenait, ayant omis, après sa première guérison, de laisser un ex-voto, comme par exemple un serpent d’or formant bracelet ou collier, ou bien de jeter quelques pièces de monnaie dans la fontaine. Déjà, sous l’Empire Romain, des « pharmaciens » placèrent dans leur boutique le buste d’Esculape accompagné du serpent, et cette pratique se renouvela à l’époque de la Renaissance>. Mais les premiers chrétiens avaient naturellement banni de telles images : « le Sauveur » avait pris chez eux la place d’Asklépios Sôter. Le païen Celse et le chrétien Origène rompirent des lances à ce sujet, l’un attribuant à Esculape, l’autre à Jésus les victoires de la médecine.
Au IV° siècle une femme de Panéas, soulagée après avoir invoqué « le Christ guérisseur » lui élevait une statue, et au Moyen-âge « le Christ apothicaire », qui inspira beaucoup les peintres, hérita des talents du dieu d’Epidaure.
Hygie est-elle une fille d’Esculape ??
A défaut de registre d’état-civil de l’Olympe, qu’il nous est impossible de consulter, faisons un petit voyage à Epidaure, où nous avons vu qu’Esculape possédait l’un de ses temples les plus anciens. Nous y apprendrons qu’il était marié et père d’une nombreuses famille. Sa femme s’appelle Epionè selon les uns, Lampétiè (c’est presque la fameuse Lampithô de Lysistrata) suivant les autres. Et ils ont cinq enfants, dont 2 garçons, Podaleiros et Machaôn, et 3 filles, Akéso, Iasô et Panakéia. Aucune de ces demoiselles ne semble se préoccuper de savoir si les humains se portent bien ; d’autre part, on n’a jamais entendu parler de la dénommée Hygie. Les premiers ex-voto intéressant Hygieia que l’on ait découvert à Epidaure sont seulement du III° siècle avant Jésus-Christ. Il est vrai que dans un autre temple ancien d’Esculape, à Titané, dans le Péloponnèse, on trouve une statue d’Hygie fort embroussaillée de chevelure et de bandelettes. Mais Pausanias, qui nous la signale, ajoute qu’elle n’est point considérée comme une parente, mais bien comme une incarnation d’Esculape, qu’on appelle parfois Asclépios-Hygieia.
A Athènes même, pas d’Hygie proprement dite avant la fin du V° siècle. Par contre, plusieurs inscriptions plus anciennes attestent la reconnaissance de quelques malades en faveur d’Athéna-Hygieia, et de nombreux textes des VI° et V° siècles signalent l’existence d’un temple et d’idoles d’Athéna-Hygie. Ouvrons maintenant un dictionnaire grec et nous saurons qu’hygieia est un nom commun fort ancien ayant le sens du mot français santé. Tout s’éclaire : Hygieia a été pendant longtemps une sorte de cognomen accolé au nom des divinités qu’on évoquait en cas de maladie : on les appelait Esculape-Santé ou Athéna-Santé, pour bien leur faire comprendre ce qu’on attendait d’eux. Un beau jour, on a cru à l’existence de deux divinités distinctes et cette erreur s’est propagée d’autant plus facilement qu’Esculape est un mâle et que le surnom « hygieia » était un substantif féminin. Il était logique que la déesse Santé fût parente du dieu guérisseur. Or, on ne pouvait imaginer qu’Hygie fût sa femme, puisque sa femme était connue, mais on pouvait lui accorder une fille supplémentaire, légèrement extraconjugale si vous voulez. C’est ainsi qu’est née Hygie, abstraction devenue déesse. Hygie est rarement représentée seule ; elle accompagne toujours son père, lui assis, elle debout. Est-ce cela qui a effrayé les amoureux ou les époux ? Ce qui est certain, c’est qu’elle était vénérée dans l’antiquité comme une déesse vierge.
Comme attributs, elle n’a guère que ceux d’Esculape, notamment le serpent, qui s’enroule parfois gracieusement autour de son corps et auquel elle donne souvent sa nourriture : fruit, gâteau ou breuvage. Il lui arrive de porter dans une main une petite boite ou un pot, servant évidemment à contenir les remèdes que son père va prescrire. Par là Hygie pourrait être revendiquée par la pharmacie comme sa patronne, ayant précédée Marie-Madeleine.
Il serait exagéré de conclure qu’Esculape fut le dieu de la médecine proprement dite et Hygie la déesse de la pharmacie. Cependant cette nuance existait un peu à notre avis dans l’esprit des Grecs d’autrefois, tandis qu’ils n’ont certainement jamais opposé, comme les mots que nous employons pourraient le faire croire, la santé acquise (Hygie) avec la recherche de la santé par l’art de guérir (Esculape).
Les Romains, qui avaient adopté tous les dieux grecs dont ils n’avaient pas déjà l’équivalent, ne manquèrent pas ‘honorer comme s’ils les avaient toujours connus, les divinités bienfaisantes. On a découvert une image d’Hygie aux abords immédiats d’une boutique de pharmacie, à Pompéi. Le Moyen-âge ignora naturellement les idoles médicales, mais la Renaissance les remit en honneur, bien entendu sans les adorer. Et voici de nouveau Hygie, aux côtés d’Esculape, au seuil de nos officines. Les peintres, Rubens en tête, s’emparent de sa gracieuse personnalité ; et grâce au crayon d’un grand artiste contemporain, se retrouve sur la couverture de la Revue « Les Annales coopératives Françaises ». Les poètes lui dédient des stances comme celle-ci que reproduit l’Encyclopédie du XVIII° siècle, mais dont la tournure révèle une origine plus ancienne :
Elle écarte les maux, la langueur, les foiblesses, Sans Elle la beauté n’est plus, Les Amours, Minerve et Morphée La soutiennent sur un trophée De myrte et de roses paré, Tandis qu’à ses pieds abattue Rampe l’inutile statue Du dieu d’Epidaure enchainé.
Ce n’est pas sans surprise que nous voyons pour la première fois la vierge sage se révolter contre l’auteur présumé de ses jours. Le poète français en a pris à son aise avec la mythologie classique. Qu’a-t-il voulu malicieusement opposer à la médecine officielle ? Sa nouvelle Hygie est-elle la médecine naturelle ? est-ce l’hygiène des temps futurs ??
Intérieur d’une pharmacie (Allemagne du Sud, milieu du XVII° siècle), d’après une peinture à l’huile A droite, la statue d’Esculape
E.H. Guitard. Un dieu bienfaisant : Esculape. Les Annales Coopératives Françaises, septembre 1936 ; E.H Guitard. Hygie est-elle fille d’Esculape ? Les Annales Coopératives Françaises, octobre 1936