Art et pharmacie
Clysterium
Histoire du clystère
(d’après E-H. Guitard, Les Annales Coopératives Pharmaceutiques, avril 1939)
Remerciements : la SHP remercie Mme Kassel, conservateur des Collections de l’Ordre des Pharmaciens, qui a accepté de mettre à notre disposition certaines des illustrations de cette exposition temporaire.
Blasons d’apothicaires avec la seringue à clystère comme symbole (XVIIe)
Depuis Molière c’est là un sujet dont on plaisante et qu’on n’approfondit pas. La plupart des auteurs qui l’ont traité se sont préoccupés de faire rire en créant ou rapportant des anecdotes sur l’opération et ses circonstances, mais aucun à. notre connaissance ne s’est avisé par exemple que les appareils utilisés étaient, autant et plus que bien d’autres, du ressort de la science archéologique, aucun n’a décrit méthodiquement l’évolution du plus noble de ces appareils, la seringue; aucun n’a attiré l’attention sur ce que j’appellerai les seringues d’art … Il faudrait un gros livre pour en traiter décemment : qu’on me permette d’indiquer ici l’essentiel en quelques lignes.
Commençons par les temps héroïques. Tous les historiens du clystère pensent que l’idée en fut donnée aux hommes par certains oiseaux notamment par l’ibis, qui utilise « son long bec emmanché d’un long cou » pour envoyer de l’eau claire dans ses intestins quand il souffre d’une digestion pénible. Le geste en lui-même n’a rien de disgracieux : notons les qualités picturales de cette attitude.
Evidemment l’homme ne pouvait prendre à l’oiseau que l’idée du clystère : la nature lui disait de l’imiter servilement. Pourtant chez certains peuples sauvages de l’Afrique, des lavements sont encore donnés sans le secours d’aucun outillage; la maman nettoie l’intestin de son enfant en appliquant ses lèvres au bon endroit et lui envoyant ainsi de l’eau qu’elle avait emmagasinée dans la bouche, Un premier raffinement consista dans l’utilisation d’une tige de roseau que l’on interposa entre les lèvres de l’opérateur et l’orifice de l’opéré. Ce système primitif est décrit ironiquement dans un libelle de 1757 qui est faussement intitulé :
Mémoires de l’Académie de la ville neuve de Nancy (Tome premier.)
Il s’agissait, on le devine, de ridiculiser l’Académie de Nancy en faisant croire au publie qu’elle se passionnait pour des questions de cet ordre :
« Il falloit, dit l’auteur de cet historique burlesque, que l’opérateur se fût instruit par un exercice fréquent dans l’art de retenir sa respiration, de peur qu’après avoir vidé ses poumons et sa bouche en expirant la composition, il ne la pompât de nouveau par un mouvement involontaire… Tel fut l’art dans son enfance. Vous le savez, Messieurs, les inventions les plus sublimes ont eu des commencemens humiIians !».
Un tel inconvénient n’existe plus dans l’appareil décrit par Reignier de Graaf en 1668 et qui se compose :
1° d’une canule destinée à être introduite dans l’intestin: elle est en bois, percée de petits trous au bout;
2° d’un tube mince de la longueur d’une ou deux aunes, d’une matière très flexible;
3° d’une embouchure en bois.
Cela donnait déjà au malade la possibilité de ne pas recourir à l’aide d’autrui pour l’opération.
Et voici le 3e stade : On imagina de supprimer l’intervention de la bouche et de lui substituer une vessie remplie de la liqueur convenable. Dans un ouvrage paru à Rostock en 1639 Simon Pauli appelle cet appareil vesica bubula. Il ajoute que les chirurgiens allemands avaient coutume de s’en servir tandis qu’en France on préférait la seringue.
D’après l’Histoire de la Médecine de Feind, un chirurgien anglais aurait inventé vers l’année 1370 un appareil à c1ystère absolument merveilleux et dont le secret serait perdu. C’était sans doute un perfectionnement de la vessie à canule.
Mais il est temps d’en arriver à la noble seringue, à l’instrument moliéresque. Elle était connue de l’antiquité, car on a découvert à Pompéi une vraie seringue, mais de dimensions réduites, construite sans doute pour les soins donner aux oreilles. Les Egyptiens, qui selon Hérodote lavaient leurs intestins trois jours par mois devaient utiliser des appareils de ce type.
Dans la seringue de Pompéi le piston est actionné par une tige dont l’extrémité extérieure, pour être manœuvrée commodément, affecte la forme d’un T, Par contre aux époques modernes, la poignée est constituée le plus souvent par une boule on un bouton cylindrique. C’est sous cette forme que l’instrument est figuré dans les gravures qui illustrent les éditions contemporaines de M. de Pourceaugnac et dans plusieurs tableaux célèbres dont un du grand Watteau.
Cette rapide énumération suffirait seule à démontrer que la seringue a inspiré les peintres et les graveurs. Mais il y a mieux : certains spécimens sont eux-mêmes des chef-d’œuvres de sculpture. Une magnifique seringue en ivoire du XVII° siècle dont la Poignée représente une main délicatement ciselée, figurait en bonne place dans les collections de M. le Dr Debat à Paris en connaît d’autres en os sculpté ou gravé, mais le plus souvent la seringue commune était construite en étain. En France ce métal était coulé. En Europe Centrale il était travaillé au tour.
Evidemment il fallut pendant des siècles recourir aux bons offices d’un tiers pour manœuvrer ces seringues droites. Mais retenons bien ceci, l’apothicaire fut pendant de longs siècles, absolument étranger à cette besogne. Au Moyen-Age ce sont les médecins et plus souvent les chirurgiens barbiers qui en ont le monopole.
Parfois les médecins ont à côté d’eux des spécialistes, sortes d’infirmiers entraînés à ce genre de sport. C’est le cas d’un praticien réputé du Bourbonnais qui est le héros d’une des Cent nouvelles nouvelles attribuées à Michault de Chanzy. Il avait pour habitude, quelques maladies qu’on lui déclarât, de faire toujours « bailler clystère ».
Il reçoit un jour la visite d’un bon paysan qui venait lui demander conseil en vue de retrouver son âne. Très occupé et très distrait. Il croit le paysan malade et lui fait donner un lavement par ses gens. L’autre s’en va, n’y comprenant rien, mais il est obligé de s’arrêter « pour faire ouverture au clystère, qui demandait la clef des champs ». L’évasion fit un tel vacarme que l’âne qui broutait près de là, se mit à braire. Son maître l’entendit et le récupéra pour avoir bien suivi l’ordonnance.
Habituellement les gens de qualité· se faisaient clystériser par leurs domestiques.
Saint-Simon raconte qu’un galant chevalier du nom d’Estoublon pénétra un jour dans maison de la belle Mme de Brégis au moment précis où elle attendait l’introduction de la canule, et comme la dame ne pouvait le voir, il:remplaça la soubrette qui s’était un instant absentée. Cela donna lieu à plusieurs contes aux titres suggestifs : L’apothicaire de qualité ou Le Mousquetaire à genoux.
Mais ce qui suit n’est pas un conte:
On a conservé tous les mémoires d’un procès qu’Etiennette Boyau, dite Tiennette, demeurant à Troyes en Champagne intenta en 1746 à Me François Bourgeois, chanoine de Saint-Urbain, parce que celui-ci refusait de payer les 150 livres pour avoir été « opéré » par elle pendant deux ans.
Or Bourgeois prenait jusqu’à 6 lavements par jour. « Ainsi en évaluant chaque jour l’un dans l’autre à trois lavements (et cette évaluation n’est pas excessive), il se trouvera pour les 730 jours un capital de 2.190 lavements, lesquels à 2 sous 6 deniers pièce, qui est le prix courant, forment, si l’on ne se trompe, la somme de 273 livres 15 sols. ».
Finalement on transigea. Cette histoire fut utilisée dans un roman de Dorvigny, où le chanoine en question est représenté comme un« massif et enluminé personnage » s’offrant deux ou trois indigestions par jour.