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Un débat autour du Christ apothicaire. JP Sergent évoque ce sujet dans la Revue d’histoire de la Pharmacie en 1966, sous le titre « Le thème du Christ apothicaire »
« Auteur de nombreux travaux sur le thème du Christ apothicaire, Fritz Ferchl fut en quelque sorte le défricheur de ce sujet et tenta d’en classer les multiples représentations peintes entre 1600 et la seconde moitié du XIXe siècle. Elles lui apparaissaient limitées à une aire géographique déterminée, les pays germanophones, et il y voyait l’œuvre de la corporation des sculpteurs de crucifix et de saints, des peintres d’ex voto et autres tableaux de piété – thèse qui fut reprise par des historiens d’art comme W. J. Müller, pour qui « ces tableaux sont exclusivement des œuvres d’art populaire anonyme et ne sauraient en aucun cas être attribuées à la personnalité d’un artiste déterminé ».
A la lumière des découvertes des dix dernières années, ces théories appellent rectifications et nuances. Ainsi la miniature signée W. B. (Wilhelm Baur, peintre strasbourgeois, 1600-1640), la peinture sur verre au monogramme ISP (Jérôme Spengler, de Constance, 1589-1635), décrite par Frantz Fäh infirment les assertions de Ferchl et de Müller. Tout récemment, le professeur Dann signalait qu’une peinture à l’huile reproduite autrefois par H. Peters pouvait être attribuée à l’atelier de Grégoire II Lederwasch (1679-1745). De même encore, la très célèbre miniature du recueil de Chants royaux couronné au « Puy de la Conception de Rouen » (Paris, Bibl. Nat. entre 1519 et 1528) (voir ci-contre) n’est certainement pas l’œuvre d’un simple artiste populaire, mais d’un excellent miniaturiste, d’un maître dont l’art porte encore la marque de la tradition du livre d’œuvre français. Cette peinture, où le Christ, en présence d’Adam et Eve, apparait clairement comme « coelestis medicus », mais dans une officine, se distingue de toutes les autres figurations du thème. Précédant de cent ans la première autre œuvre la plus ancienne connue – une miniature de Nuremberg – elle conduit à reporter au premier quart du XVIe siècle le terminus a quo de Ferchl et à nuancer la thèse de la limitation géographique du thème aux territoires germanophones. Cette conclusion fait écho, à quelques vingt ans de distance, aux propos tenus, lors d’une communication à la SHP en 1947, par louis Sergent au sujet de cette même miniature : « On peut donc avancer que, jusqu’à ce qu’une autre pièce vienne démontrer le contraire, la figuration du Christ apothicaire est d’origine française ».
L’essai de classification tenté par Ferchl en 1936 comportait les trois types suivants : 1) le Sauveur, seul, derrière le comptoir, sans arrière-plan; 2) scène divisée en trois plans, le plan médian occupé par le Christ au comptoir et l’arrière-plan par des étagères de pharmacie; 3) le thème prend un côté anecdotique avec, en dehors du Christ, d’autres personnages, d’autres scènes. Müller, quant à lui, distingue essentiellement deux types : les pièces les plus anciennes (XVIIe siècle) montrent le Christ en buste devant un fond neutre, tandis que vers la fin du XVIIe siècle, arrière-plan et officine sont peints avec une précision croissante, annonçant le type réaliste qui dominera au XVIIIe siècle.
Les miniatures de Baur, des Chants royaux et du Musée national germanique de Nuremberg, où l’officine est soigneusement représentée, contredisent ces principes de classification, de même qu’une peinture à l’huile d’Eichstätt qui date de la première moitié du XVIIe siècle. En attendant de nouvelles découvertes, une autre classification paraît plus judicieuse. Un premier groupe inclut l’officine dans la composition. Parallèlement, un autre montre le Christ en buste derrière le comptoir. Vers 1700, d’autres œuvres apparaissent qui comportent des personnages secondaires – comme des pécheurs repentants ou un ange au mortier – ou qui situent le Christ dans une officine plus richement décorée. Enfin, les représentations ultérieures, au XIXe siècle, se concentrent sur le Christ devant un fond neutre.
Une analyse iconographique très serrée permet de constater que le petit tableau du musée de Stockholm, soigneusement décrit par Müller en 1955, que l’on présume dater de 1740-1780, n’est qu’une variante suédoise de la série protestante et germanique des représentations du « Christ apothicaire avec le pécheur repentant et l’agneau divin » publiée par Ferchl en 1935. Un Christ apothicaire du XIXe siècle décrit par Hanslick en 1955 s’insère nettement dans une lignée catholique dont il est un des plus tardifs exemples. Ce groupe se distingue par la main levée du divin médecin en un geste oratoire, par une disposition identique des récipients, calice au milieu, par un livret de remèdes évangéliques et par un rameau fleuri de « Tag und Nacht ».
Entre les différents groupes se sont établies des relations que l’examen minutieux de divers détails permet de préciser : disposition des versets bibliques et des récipients, arrangement des poids, gestes des mains (tenue de la balance, prélèvement de « Kreuzwurtz » dans un sac), plis de la robe du Christ, visage et coiffure, etc. Au terme de cette analyse minutieuse un début de schéma historique peut être dressé, au moins pour les œuvres germaniques. Quant à la distinction de Ferchl entre « pharmacies de l’âme » et « pharmacies du corps » selon les inscriptions portées sur les récipients, elle se révèle, à l’examen, sans fondement solide. On ne saurait, en particulier, l’appliquer à une gravure d’une conception jusqu’ici inconnue. Elle représente une pharmacie dont les portes à ferrures, largement ouvertes, laissent voir l’intérieur. Au dessus de l’entrée, deux anges portent une banderole avec cette citation de l’Exode : « Je suis le seigneur, ton médecin ». Devant une fenêtre de l’officine garnie de barreaux, un homme tenant le fouet de la maladie dans la main droite est accueilli avec un geste de bénédiction le divin médecin-apothicaire. Cette gravure date probablement de la fin du XVIIe siècle et illustrait un ouvrage de théologie protestant. une recherche dans la littérature religieuse illustrée amènerait peut-être d’autres découvertes qui éclairciraient la genèse spirituelle des représentations du Christ apothicaire. En tout cas, cette œuvre originale nous rappelle la multitude d’interprétations du thème : dessins, miniatures, peintures à l’huile, gravures sur bois et sur cuivre, tapisseries, stucs, etc. :quatre-vingt-cinq pièces connues à ce jour ».
J.P. Sergent, RHP, 1968
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