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L’énigmatique Bézoard

Bézoard dans un montage d’or filigrané, provenant des collections de l’archiduc Ferdinand (1529-1595), régent du tyrol, et conservé au chateau d’Ambras (Autriche)

L’énigmatique Bézoard*

(d’après un texte
de E.H. Guitard, 1937)

 

 Qu’est-ce que le bézoard, ce précieux antidote qui fit l’orgueil des bonnes officines et se vendait à prix d’or, auquel de très sérieux savants comme Caspar Bauhin et Laurent Catelan consacrèrent des traités entiers, l’un publié à Bâle en 1613, l’autre à Montpellier dix ans après ?
 

 

Bouquetin, producteur de bézoard représenté par Pomet
dans son ouvrage Histoire Générale des Drogues, 1694).
 En bas : coupe d’un bézoard 
Du Bezoar animal

L’embaras où se trouvent la plupart des Droguistes & Aptticaires, lorsqu’on leur demande du Bezoar animal, fait que j’ai cru qu’il étoit nécessaire de leur expliquer ce que c’était que le Bezor animal; ainsi je dirai que ce que nous appellons du nom de Bezoar animal sont :

Le Bezoar Oriental, le Bezoar Occidental, la Pierre de Porc, la Pierre de Malaca, la Pierre de Fiel, le Bezoar de Singe, la Poudre de Foye & Coeur de Vipères, à qui j’ai donné le nom de Bezoar de France, la Poudre de chair de Vipere, Huile de Vipere, Huile de Scorpions, de Mathiole : de plus, quelques-uns ont donné à la Thériaque, au Mytrydat, à l’Orviétan, le nom de Bezoar compsé, & finalement à la graine de Genièvre celui de Bezoar Vegetal, prétendant que tout ce qui est propre à résister aux venins peut être appellé Bezoar; ainsi il sera dorénavant de la prudence des Medecins d’expliquer dans leurs Ordonnaces ceux qu’ils desirent, & celui qui convient aux malades.

Pomet. Histoire Générales des Drogues, 2° édition, Livre III, 1736

L’apothicairerie de la cour de Dresde exposait un bézoard gros comme une tête d’homme enchâssé dans de l’or. Un autre bézoard de cette dimension et pesant 6 livres ½ s’était vendu à Hambourg 6.000 Reichsthaler. D’après Catelan, un roi maure d’Andalousie aurait donné à un médecin un somptueux palais à Cordoue en échange d’un seul bézoard…Comme celle du diamant, la valeur de ce caillou informe croissait dans des proportions considérables en même temps que sa grosseur. Aussi, d’après Valentini, les droguistes avisés achetaient-ils de petits bézoards pour les agglomérer et en faire un gros.

Le beau et le bon bézoard oriental doit estre luisant, d’une bonne odeur tirant à celle de l’ambre gris, doux à la main, et qu’en le frottant sur un papier frotté de céruse, il la fasse devenir jaune. Plus il est luisant, gros, uni et bien rond, plus il est estimé. Il y en a de rond, de long, tortu, bossu, uni, graveleux, de blanc, de jaune,  de gris. Mais sa principale couleur et qui se rencontre ordinairement est la couleur d’olive.

L’élasticité de cette description, recueillie dans l’Histoire générale des Drogues de Pomet, ne nous permet guère de deviner la composition du produit. Si le monde des égrotants a été mystifié, Hippocrate, ni Galien n’y sont pour rien cette fois. Le bézoard est en effet aussi peu connu des Romains que des grecs, des gens d’Alexandrie que ceux de Byzance. Ce sont les Persans qui l’auraient inventé et les Arabes qui l’auraient propagé en Occident. Or, suivant le Matrialkammer de Schurtz, paru à Nuremberg en 1673, les Arabes tirent le bézoard… des yeux des cerfs. Quand les cerfs vieillissent, les vers intestinaux les tourmentent ; pour s’en débarasser, ils avaient des serpents qui mangent les vers, mais deviennent encombrant à leur tour. Voulant alors s’immuniser contre le venin des serpents, ils prennent un bain prolongé. Ils restent dans l’eau plusieurs jours, laissant seulement émerger leur tête. Mais cela les fait pleurer. Leurs larmes se coagulent au coin des yeux, formant bientôt des concrétions de la grosseur d’un gland ou d’une noix, qui leur obstruent la vue. Sortis de l’eau, les cerfs se hâtent de frotter leurs museaux contre les arbres : il n’y a plus qu’à ramasser les « bézoards ».

Telle est la « version Arabe » ; en voici une autre, plus orientale encore, rapportée par l’explorateur Tavernier (et citée par Pomet), dans son Voyage en Turquie, en Perse et aux Indes. On va voir qu’elle ne ressemble guère à la précédente :

Le Bézoar vient d’une Province du Royaume de Golconde, tirant au Nord-Est. Il se trouve parmy la fiente qui est dans la panse des chèvres qui broutent un arbrisseau dont j’ay oublié le nom. Cette plante pousse de petits boutons, autour de quoy et des extrémités des branches que les chèvres mangent, se forme le Bézoar dans le ventre de ces animaux. Il y prend sa forme selon celle des boutons et des bouts de branches, et c’est pour quoy on en trouve de tant de figures différentes. Les paysans en tassant le ventre de la chèvre connoissent combien elle a de Bézoars, et la vendent à proportion de la quantité qu’elle en a. pour le sçavoir, ils coulent les deux mains sous le ventre de la chèvre, et battent la panse en long des deux côtez, de sorte que tout ce rend dans le milieu de la panse.

Pomet affirme qu’il existe des bézoards de vaches, mais moins efficaces que ceux des chèvres, et des bézoards de singes, beaucoup plus actifs au contraire, mais fort rares…

Ce n’est pas tout. L’un des spécialistes du bézoard, Catelan, ne le fait venir ni de l’œil de cerfs, ni du ventre des chèvres, vaches, ou singes, mais de l’arrière-bouche d’un ruminant d’Amérique, le marsupium. En broutant, cet animal y accumulerait quantité d’herbes infectées par l’haleine des crapauds, aspics, salamandres, serpents et insectes de tous genres. Pour neutraliser ce venin, il absorbe sans retard ce que les Espagnols appellent la l’haleinecontrahyerva, c’est-à-dire l’herbe-contrepoison. L’os qu’il a dans l’arrière bouche s’imprègne donc de sa salive, des venins et de la contre-herbe absorbés. Cette explication vaut pour le bézoard qu’à partir du XVI° siècle on faisait venir du Nouveau-Monde et qui concurrençait ferme, comme les autres drogues « d’occident », les vieux produits orientaux.

Il est donc fort embarrassant de donner une définition du véritable bézoard. Et encore négligerons-nous celui de Lémery ou bézoard animal, qui est une poudre de foie et de cœur de vipères, et les bézoards de Mars, de Jupiter, de Saturne, de Vénus, et le végétal, et le minéral, et le fossile, et le lunaire, et l’ellagique, ou encore ceux de Malacca et de Goa…

Dans les langues sémitiques, bezoar ou bed-zoar veut dire exactement contre-poison, et rien de plus. En définitive, tout ce que la grammaire et la pharmacopée ancienne nous auront appris, c’est qu’on désignait sous ce nom une masse d’aspect calcaire qui s’était imprégnée, croyait-on, dans le corps de certains animaux de ce que nous appellerions aujourd’hui des antitoxines.

Comme l’héliotrope se tourne tousjours vers le soleil, l’aymant vers le nort, la palme masle vers la femelle, le poisson Echeneis ou Remora vers le navire et le poisson Orbis contre le vent (quoyque mort, farcy de bourre et pendu…), ainsi les virus et corruptions des maladies contagieuses s’inclinent et s’approchent vers lesdites pierres qui contiennent les autres sortes de virulances, desquelles comme j’ay dit (c’est Catelan qui parle), elles en sont façonnées.

Quelques esprits clairvoyants s’insurgèrent contre le scandale de cet antidote mystérieux et cher : de ce nombre Philbert Guybert, l’auteur du Médecin charitable, qui en 1629 publiait Les tromperies du bézoard descouvertes : « Ce n’est pas d’aujourd’huy que nous autres François avons esté tousjours si cérdules que toutes les autres nations s’en mocquent… ».

Un premier coup avait été porté à la réputation du remède par l’expérience d’Ambroise Paré, qui obtint de Charles IX la vie sauve pour un larron  condamné à être pendu, si toutefois le bézoard neutralisait le sublimé qu’on allait lui faire prendre. Le malheureux but joyeusement mais sept heures après il mourut avec des cris et hurlements épouvantables… ».
Les analyses chimiques donnèrent au bézoard le coup de grâce, notamment celle que pratiqua Fourcroy à la fin du XVIII° siècle et celle demandée en 1808 à Berthollet par Napoléon pour des spécimens qu’il venait de recevoir en présents du shah de Perse. Quand l’empereur apprit qu’il s’agissait de quelques sels calcaires enrobant des résidus ligneux, il n’eut égard ni à la renommée du produit ni aux intentions du souverain ami, et jeta cette pierraille au feu.

Le Bezoar est un excellent remede, tant pour garentir le coeur du mauvais air, que pour ceux qui ont la petite verole, ou autres maladies pestillentielles. On l’estime aussi fort propre contre les vertiges, l’épilepsie & palpitation de coeur, la jaunisse, la colique, la dyssenterie, la gravelle; contre les vers, les fièvres malines, pour faciliter l’accouchement & contre les poisons; la dose est depuis quatre grains jusqu’à six & douze en poudre dans quelque liqueur appropriée à la maladie : les belles qualité de cette Pierre sont cause que les Hébreux lui ont donné le nom de Bel Zaard, qui signifie maître du venin. J’ai recouvert depuis quelque tems deux bezoars de Singe, qui sont de la grosseur d’une noisette & de couleur noirâtre.

Pomet, Histoire Générale des Drogues, 2° édition, Livre III, 1736

*Définition du Dictionnaire Littré :

Nom donné aux concrétions calculeuses qui se forment dans l’estomac, les intestins et les voies urinaires des quadrupèdes. Bézoard oriental, celui qui se trouve dans le quatrième estomac de la gazelle des Indes. Bézoard occidental, celui qui se trouve dans le quatrième estomac de la chèvre sauvage du Pérou, de l’isard ou du chamois (ces bézoards étaient regardés autrefois comme ayant de grandes vertus alexipharmaques). Bézoards humains, calculs urinaires de l’homme. Bézoard factice, ou pierre de Goa, composition destinée à être substituée aux vrais bézoards, et fabriquée à Goa

Définition du Dictionnaire d’Histoire de la Pharmacie (Editions Pharmathèmes, 2003)

n.m. du persan pädzchr : chasse-poison. Nom donné aux concrétions calculeuses se formant dans l’estomac ou les intestins de certains mammifères . Le bézoard oriental, le plus recherché, provenait de la gazelle des Indes, le bézoard occidental était fourni par des herbivores, chamois, chèvres sauvages du Pérou ou de l’Amérique du Nord.

Du Bezoar Occidental

Le Bezoar Occidental differe de l’Oriental, en ce qu’il est ordinairement plus gros, s’en trouvant quelquefois de la grosseur d’un petit oeuf de poule : il est aussi de diverses couleurs, mais le plus souvent d’un blanc grisâtre; il est aussi formé par écailles comme le précédent mais beaucoup plus épaisses; & étant cassé, il paroit comme s’il avoit été sublimé, en ce que l’on peut y voir reluire quantité de petites éguilles, comme celles du sel de Saturne, & le dessus est doux & fort uni, d’un gris rougeâtre.

Ce Bezoar nous est apporté du Perou, où se trouve quelques unes de ces Chèvres, cerfs, ou Animaux portant le Bezoar; et comme l’on en trouve que rarement dans le ventre de ces animaux, c’est ce qui fait que nous n’en voyons que très peu en France.

Pomet, Histoire Générale des Drogues, 2° édition, Livre III, 1736

 

                 © Société d’histoire de la pharmacie
Bézoard provenant, selon la tradition, d’Antoine Baumé (Paris, faculté de Pharmacie)

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