L’apothicairerie de la cour de Dresde exposait un bézoard gros comme une tête d’homme enchâssé dans de l’or. Un autre bézoard de cette dimension et pesant 6 livres ½ s’était vendu à Hambourg 6.000 Reichsthaler. D’après Catelan, un roi maure d’Andalousie aurait donné à un médecin un somptueux palais à Cordoue en échange d’un seul bézoard…Comme celle du diamant, la valeur de ce caillou informe croissait dans des proportions considérables en même temps que sa grosseur. Aussi, d’après Valentini, les droguistes avisés achetaient-ils de petits bézoards pour les agglomérer et en faire un gros.
Le beau et le bon bézoard oriental doit estre luisant, d’une bonne odeur tirant à celle de l’ambre gris, doux à la main, et qu’en le frottant sur un papier frotté de céruse, il la fasse devenir jaune. Plus il est luisant, gros, uni et bien rond, plus il est estimé. Il y en a de rond, de long, tortu, bossu, uni, graveleux, de blanc, de jaune, de gris. Mais sa principale couleur et qui se rencontre ordinairement est la couleur d’olive.
L’élasticité de cette description, recueillie dans l’Histoire générale des Drogues de Pomet, ne nous permet guère de deviner la composition du produit. Si le monde des égrotants a été mystifié, Hippocrate, ni Galien n’y sont pour rien cette fois. Le bézoard est en effet aussi peu connu des Romains que des grecs, des gens d’Alexandrie que ceux de Byzance. Ce sont les Persans qui l’auraient inventé et les Arabes qui l’auraient propagé en Occident. Or, suivant le Matrialkammer de Schurtz, paru à Nuremberg en 1673, les Arabes tirent le bézoard… des yeux des cerfs. Quand les cerfs vieillissent, les vers intestinaux les tourmentent ; pour s’en débarasser, ils avaient des serpents qui mangent les vers, mais deviennent encombrant à leur tour. Voulant alors s’immuniser contre le venin des serpents, ils prennent un bain prolongé. Ils restent dans l’eau plusieurs jours, laissant seulement émerger leur tête. Mais cela les fait pleurer. Leurs larmes se coagulent au coin des yeux, formant bientôt des concrétions de la grosseur d’un gland ou d’une noix, qui leur obstruent la vue. Sortis de l’eau, les cerfs se hâtent de frotter leurs museaux contre les arbres : il n’y a plus qu’à ramasser les « bézoards ».
Telle est la « version Arabe » ; en voici une autre, plus orientale encore, rapportée par l’explorateur Tavernier (et citée par Pomet), dans son Voyage en Turquie, en Perse et aux Indes. On va voir qu’elle ne ressemble guère à la précédente :
Le Bézoar vient d’une Province du Royaume de Golconde, tirant au Nord-Est. Il se trouve parmy la fiente qui est dans la panse des chèvres qui broutent un arbrisseau dont j’ay oublié le nom. Cette plante pousse de petits boutons, autour de quoy et des extrémités des branches que les chèvres mangent, se forme le Bézoar dans le ventre de ces animaux. Il y prend sa forme selon celle des boutons et des bouts de branches, et c’est pour quoy on en trouve de tant de figures différentes. Les paysans en tassant le ventre de la chèvre connoissent combien elle a de Bézoars, et la vendent à proportion de la quantité qu’elle en a. pour le sçavoir, ils coulent les deux mains sous le ventre de la chèvre, et battent la panse en long des deux côtez, de sorte que tout ce rend dans le milieu de la panse.
Pomet affirme qu’il existe des bézoards de vaches, mais moins efficaces que ceux des chèvres, et des bézoards de singes, beaucoup plus actifs au contraire, mais fort rares…
Ce n’est pas tout. L’un des spécialistes du bézoard, Catelan, ne le fait venir ni de l’œil de cerfs, ni du ventre des chèvres, vaches, ou singes, mais de l’arrière-bouche d’un ruminant d’Amérique, le marsupium. En broutant, cet animal y accumulerait quantité d’herbes infectées par l’haleine des crapauds, aspics, salamandres, serpents et insectes de tous genres. Pour neutraliser ce venin, il absorbe sans retard ce que les Espagnols appellent la l’haleinecontrahyerva, c’est-à-dire l’herbe-contrepoison. L’os qu’il a dans l’arrière bouche s’imprègne donc de sa salive, des venins et de la contre-herbe absorbés. Cette explication vaut pour le bézoard qu’à partir du XVI° siècle on faisait venir du Nouveau-Monde et qui concurrençait ferme, comme les autres drogues « d’occident », les vieux produits orientaux.
Il est donc fort embarrassant de donner une définition du véritable bézoard. Et encore négligerons-nous celui de Lémery ou bézoard animal, qui est une poudre de foie et de cœur de vipères, et les bézoards de Mars, de Jupiter, de Saturne, de Vénus, et le végétal, et le minéral, et le fossile, et le lunaire, et l’ellagique, ou encore ceux de Malacca et de Goa…
Dans les langues sémitiques, bezoar ou bed-zoar veut dire exactement contre-poison, et rien de plus. En définitive, tout ce que la grammaire et la pharmacopée ancienne nous auront appris, c’est qu’on désignait sous ce nom une masse d’aspect calcaire qui s’était imprégnée, croyait-on, dans le corps de certains animaux de ce que nous appellerions aujourd’hui des antitoxines.
Comme l’héliotrope se tourne tousjours vers le soleil, l’aymant vers le nort, la palme masle vers la femelle, le poisson Echeneis ou Remora vers le navire et le poisson Orbis contre le vent (quoyque mort, farcy de bourre et pendu…), ainsi les virus et corruptions des maladies contagieuses s’inclinent et s’approchent vers lesdites pierres qui contiennent les autres sortes de virulances, desquelles comme j’ay dit (c’est Catelan qui parle), elles en sont façonnées.
Quelques esprits clairvoyants s’insurgèrent contre le scandale de cet antidote mystérieux et cher : de ce nombre Philbert Guybert, l’auteur du Médecin charitable, qui en 1629 publiait Les tromperies du bézoard descouvertes : « Ce n’est pas d’aujourd’huy que nous autres François avons esté tousjours si cérdules que toutes les autres nations s’en mocquent… ».
Un premier coup avait été porté à la réputation du remède par l’expérience d’Ambroise Paré, qui obtint de Charles IX la vie sauve pour un larron condamné à être pendu, si toutefois le bézoard neutralisait le sublimé qu’on allait lui faire prendre. Le malheureux but joyeusement mais sept heures après il mourut avec des cris et hurlements épouvantables… ».
Les analyses chimiques donnèrent au bézoard le coup de grâce, notamment celle que pratiqua Fourcroy à la fin du XVIII° siècle et celle demandée en 1808 à Berthollet par Napoléon pour des spécimens qu’il venait de recevoir en présents du shah de Perse. Quand l’empereur apprit qu’il s’agissait de quelques sels calcaires enrobant des résidus ligneux, il n’eut égard ni à la renommée du produit ni aux intentions du souverain ami, et jeta cette pierraille au feu.
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