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Une belle dame qui rend fou.
La Belladone
(d’après un texte de E.H. Guitard, décembre 1934)
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Des Commentaires de Dioscoride par Matthioli, traduits en 1579 par Jean des Moutins, on peut extraire cette petite recette pratique, qui figure à l’article « Belle dame » : « Qui voudra faire qu’une personne soit follatre et qu’elle se pense belle, il luy faut faire prendre un drachme de cette racine ; si vous voulez la rendre plus folle, il luy en faut bailler deux drachmes ; – folle toute sa vie, trois drachmes ; si vous voulez la tuer, quatre ». C’est ainsi qu’on enseignait en ce temps là l’art de guérir…
Pourquoi le botaniste et apothicaire de Vérone Francesco Calceolari a-t-il baptisé au XVI° siècle celle dont on disait tant de mal du nom gracieux de belle dame (in italien bella donna) ? – Parce que , selon Cazin, (Monographie de la belladonne), les jolies Vénitiennes l’auraient utilisée pour conserver la fraîcheur de leur teint. Cependant, les vocables pittoresques ne manquaient déjà point pour désigner cette « herbe » ou celles que l’on confondait avec elle : chez les Grecs strychné, et plus tard Atropa (du nom d’Atropos, la Parque inexorable qui tranche le fil de nos jours) ; en latin : solanum, avec des adjectifs impressionnants de Maniacum, ou furiosum ou furiale ou encore lethale ; en italien : salatro maggiore ; en français : morelle ; en allemand : Nachtschade, c’est-à-dire l’ombre nocturne »… Le professeur Guignard, en son précieux Jardin botanique place Atropa Belladona dans la famille des Solanacées, tribu des Atropées, qui comprend encore entre autres espèces : le Lycopersicum esculentum, le Solanum Dulcamara, le Psysalis Alkekengi et la Mandragora officinarum.
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Un dessin de la plante gravé pour les oeuvres de Matthioli, 1598
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Avant de nous demander sur quelles observations nos pères s’appuyaient pour qualifier la belladone de furiale ou de lethale, sachons qu’ils lui attribuaient aussi des vertus curatives. Les anciens l’employaient parfois comme analgésique. Au XII° siècle, elle était toujours considérée, ainsi qu’il apparaît en lisant la Physica d’Hildegarde de Bingen, comme un spécifique de la douleur : il aurait suffi pour l’apaiser d’appliquer sur le cœur, la mâchoire, les pieds ou les jambes un pansement imbibé d’une infusion tiède d’ « ombre-nocturne » (Nachtshade). Suivant Matthioli, la belladona est souveraine contre les érysipèles, l’inflammation des yeux et des paupières. Mieux que cela, « si on en veult user par dehors sur le corps, affirme Léonard Fuchs d’après Galien, elle guérira ulcères malings et rongeans, mais en telles choses l’escorce de la racine y est très bonne »*.
S’inspirant de ces traditions, Ray et Tournefort, au XVIII° siècle, considéraient feuilles et fruits de cette solanée comme adoucissants et résolutifs, les faisaient bouillir dans le saindoux, obtenant ainsi une pommade contre le cancer, contre les hémorroïdes et les durillons des mamelles. Enfin, on alla plus loin, on osa en venir à l’usage interne : « Depuis quelques années, écrit pompeusement le baron de Tschoudi dans l’Encyclopédie du XVIII° siècle, la médecine enhardie trempe son poignard dans les sucs vénéneux, l’art de Médée est devenu le sien, et la belladona, qui n’avait jamais été cueillie que par quelque Euménide à la lueur pâle de la lune vient d’être ravie au sombre vallon qui la receloit… : on en fait un syrop qui calme les « douleurs aigües ». On sait que Van Swieten, premier médecin de Marie-Thérèse, découvrit en 1770 l’action mydriatique de la belladone et c’est en 1825 que le pharmacien allemand Brandes isola pour la première fois son principe actif.
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En définitive, Tchoudi, malgré son exagération, avait vu assez juste en pressentant le grand avenir thérapeutique de la belladone et en affirmant que les ancêtres n’avaient guère prêté attention qu’à ses méfaits. Les vieux auteurs en effet s’accordent pour dire qu’à petites doses le solanum « faict demeurer les gens en ecstase, c’est-à-dire aliénation et distraction d’esprit hors de corps », et qu’à doses plus fortes, il tue (voir Dioscoride dans le texte de Fuchs). Au XVII° siècle, on confirme cette opinion en donnant des exemples : Jean Mathieu Faber, d’Augsbourg, qui a publié en 1677 une Strychnomania – traduisez : un recueil de belladonofolies – expose dans sa 8° observation que 3 ou 4 baies de la solanée des bois procurent le sommeil, et un plus grand nombre le sommeil éternel : l’expérience du sommeil passager, il l’a faite sur lui-même, mais non la seconde évidemment, accident survenu à trois enfants de Nuremberg.
Au mont Albis près de Zurich une compagnie d’artillerie fut empoisonnée presque toute entière, mais sauvée grâce au major. L’hydromel ou l’eau miellée passaient pour le meilleur contrepoison des solanées. L’historien de l’Ecosse, Buchenan, raconte qu’au cours d’une trêve les Ecossais mélangèrent du suc de belladone au vin qu’ils s’étaient engagés à livrer aux Danois : ceux-ci s’endormirent et furent massacrés. D’autres part, on essaya, vers la fin du XVII° siècle, notamment au siège de Groningue par l’évêque de Munster, d’utiliser des balles empoisonnées avec divers venins végétaux, dont le suc en question ; mais l’explosion brulante de la poudre nettoyait la balle à son départ.
Les propriétés stupéfiantes de l’atropa belladona en ont fait l’une des herbes préférées des sorcières, à commencer par leur chef de file, la déesse Hécate, et ses deux filles, Médée et Circé les Magiciennes. Avant d’aller au sabbat, les sorcières du Moyen-Age se frottaient d’un onguent et cela leur donnait, affirme le médecin de Charles-Quint Andras de Laguna, des rêves si vivants qu’une fois éveillées, elles croyaient encore à leur réalité. Paracelse nous fournit très gravement la formule de l’onguent magique : du solanum, du pavot, de la cigüe… et de la chair d’enfant nouveau-né. En se frottant, la sorcière devait dire : « Dans l’au-delà et nulle part ! » ; puis, elle s’envolait sur un bâton (le futur manche à balais des aviateurs), par la cheminée ou par la fenêtre.
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Les sorcières allant au sabbat (Dessin de Goya) |
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Une dernière utilisation de la belladone : elle nous est transmise par des vers latins du Vénitien Castore Durante en son Herbarium novum de 1677 : si vous redoutez l’appétit excessif de vos convives, versez-leur avant le repas un peu de vin dans lequel aura macéré de la racine en question. Ils n’auront plus envie de quoi que ce soit : tous les mets leur sembleront détestables**.
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Frontispice de l’édition latine des oeuvres pharmaceutiques de Jean Renou,
montrant en 1608 le jardin des apothicaires de Paris
où l’on cultivait les plantes médicinales
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*Dans le Dictionnaire Universel des Drogues simples de Lémery, la Belladone est « narcotique, propre pour les inflammations, pour calmer les douleurs, pour résoudre les humeurs : on ne s’en sert qu’extérieurement, & l’on n’en doit jamais faire prendre par la bouche, parce qu’elle exciteroit un dormir mortel »(Edition 1760)
** Note d’humour : le texte de Guitard se termine par cette histoire du Docteur Garrulus, l’auteur des Gaités de la médecine : « Entendu dans le cabinet du docteur S… : -Docteur, je vous présente une jeune fille dont je suis le tuteur…Sa maigreur, comme vous le voyez, est effrayante. –Eh bien, nous allons la traiter par la belladone : cette plante a la propriété de dilater la pupille !… »
Le sujet de la toxicité de l’atropine reste actuel : La Direction générale de la santé avertissait en 2005 que de nouveaux cas d’intoxication, cause de troubles psychiques du type hallucinations ou confusion mentale avaient été signalés en France après consommation d’une poudre « particulièrement dangereuse » de cocaïne mélangée à une forte dose d’atropine.
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