|
C’est d’Ethiopie que les … Italiens de l’époque faisaient venir, d’après Pline, les pierres les plus recherchées pour la fabrication des mortiers d’oculistes, et cela parce qu’elles rendaient un suc. Toujours pour la même raison on se procurait à grand frais l’alabastrite d’Egypte, l’ophite blanc, l’hématite (la pierre qui saigne) et la pierre thébaïque parsemée de gouttes d’or. C’est ce qui fait dire à Juvénal, flétrissant dans sa VIIe Satire l’enseignement charlatanesque de son temps :
Et quoe jam veteres sanant mortaria coecos !
Et les mortiers qui rendent la vue aux aveugles !
Le mortier ne devait pas perdre un pouce de terrain au Moyen-Age. Il devient même l’emblème de la pharmacie par excellence : on le trouve représenté sur les enseignes, sur les sceaux, les blasons, les bannières, les armoiries, les ex-libris des apothicaires et de leurs corporations. On en fait, ainsi que nous l’apprenons des inventaires d’officines, en toutes sortes de substances : ivoire, agate, porphyre, albâtre, marbre, verre, bois et tous métaux, y compris l’or et l’argent. Mais les plus communs sont ceux de fer ou de bronze. Bien souvent les grands mortiers étaient fabriqués par les fondeurs de cloches. Dans un document de 1394, un certain Bernat Valor, établi à Barcelone, est pompeusement qualifié de « magister cimbalorum et ollarum cupri », ce qui veut dire vraisemblablement « maître fondeur de cloches et de mortiers en cuivre ». Le couvent de la Visitation à Poitiers possédait, au dix-septième siècle, un mortier de bronze haut de 24 centimètres et pesant 39 kilos. En 1497, un apothicaire catalan, Gabriel Granslachs, laisse, en mourant, un mortier de 2 quintaux. Dans les légendes russes, la méchante sorcière Baba Yaga est toujours représentée volant au dessus des champs dans un mortier de fer gigantesque qu’elle fouette d’un pilon approprié : de là dérive la locution que le peuple emploie pour désigner un individu méchant : « La mère Yaga l’a couvé dans son mortier ! ». Seule une sorcière pouvait évidemment manipuler en se jouant des engins aussi formidables. Les garçons apothicaires du Moyen-Age s’en servaient à la manière d’une cloche : ils attachaient les pilons au bout d’une corde qu’ils manoeuvraient à deux ou même à quatre mains par l’intermédiaire d’une poulie, élevant le pilon en tirant sur la corde et le laissant brusquement tomber au fond du mortier. Cette scène est représentée sur la gravure du Stradanus, « Distillaetio » figurant un laboratoire.
Panacea, estampe allégorique de Van Hemmskerk (XVI° siècle).
Au second plan, à gauche une opération chirurgicale, à droite, la devanture d’une boutique d’apothicaire avec le mortier et l’alambic
A Venise, il existait, au XIVe siècle, une corporation de pileurs, « pestatori ». ils allaient s’inscrire au greffe de la commune et juraient de ne prendre de nouvelles commandes d’un apothicaire qu’après avoir exécuté celles qu’ils avaient acceptées d’un autre ; ils devaient aussi refuser de concasser de mauvais ingrédients et dénoncer les fraudes qu’ils découvriraient.
Officine baroque avec médecin et pharmacien au comptoir avec trois aides. A l’arrière-plan, laboratoire et vue sur le jardin botanique.
Peinture à l’huile de G. Souville, 1751 (Beaune, pharmacie de l’Hôtel Dieu
« Entre tant de sortes d’instruments qui soient nécessaires au pharmacie, écrit Jean de Renou en 1626, il n’y en a point, selon mon jugement, qui soit plus utile que le mortier ».
|
|
|
Il ajoute qu’il faut en avoir un de plomb, un de verre, un de pierre, et plusieurs en métal, dont un fort petit pour mélanger l’ambre, le musc, la civette, le bézoard et les produits aromatiques ; d’autres, plus grands, pour les potions purgatives et pour les clystères, enfin de très grands pour les électuaires qui se préparent toujours en grande quantité. Mais il ajoute qu’on se sert d’une plaque de marbre ou de porphyre pour pulvériser, avec addition d’eau de rose, les perles et les pierres précieuses. Si on laisse les médicaments dans le mortier après le broyage, il importe, dit Jean de Renou, de les couvrir d’une feuille de papier ou d’une peau « à cette fin que la plus subtile partie d’iceux ne s’exale et ne se perde insensiblement, ou bien pour empescher qu’ils ne frappent le cerveau par leurs vapeurs penetrantes et importunes. »
Deux officines anciennes : A gauche officine par Peter Ogg, 1762 (Wurtzbourg); à droitela Pharmacie de l’ancienne Charité Saint-Evre, XVIII° siècle (Nancy)
Contrairement aux préoccupations des anciens qui faisaient venir de très loin pour y tailler des mortier une pierre susceptible de se combiner avec les substances médicinales, les modernes recherchent des matériaux physiquement et chimiquement inattaquables. L’Encyclopédie du XVIIIe siècle insiste tout particulièrement sur le danger des mortiers de cuivre. Et dans cette encyclopédie, qui saurait, aujourd’hui, ce qu’est le mortier de veille ?
On appelle, y lit-on, chez le roi de France, mortier de veille, un petit vaisseau d’argent… rempli d’eau sur lequel surnage un morceau de cire jaune grosse comme le poing, pesant une demi-livre et ayant un lumignon au milieu : ce morceau de cire se nomme aussi mortier. On l’allume quand le roi est couché, et il brûle toute la nuit dans un coin de la chambre, conjointement avec une bougie qu’on allume en même tems dans son flambeau d’argent au milieu d’un bassin d’argent qui est à terre.
Comment expliquer qu’on ait donné à ce « vaisseau d’argent » servant de veilleuse le nom de mortier ? Ne croyez vous pas que le premier apothicaire-cirier qui fut chargé d’éclairer sans risque d’incendie le sommeil royal eut l’idée d’apporter à la chambre un de ses mortiers, pratiquement inversables ? Et le mot resta, même quand l’objet eût changé de forme.
|
|
|
C’est ainsi que se termine cette exposition sur les alambics et les mortiers. Ils sont les témoins d’un art pharmaceutique où les pharmaciens et leurs aides mettaient tout leur savoir-faire pour servir les patients ! comme aujourd’hui.
Le mortier peut avoir des formes très différentes. La forme du mortier romain, par exemple était bien différente. On en conserve un spécimen au Musée des Antiquités de la Côte-d’Or et correspond aux descriptions qu’en ont données les auteurs latins sous le nom de coticula. C’est une pierre plate, assez épaisse, dont la face supérieure a été, en son centre, évidée en forme de cupule : bref, le mortier que fournit la nature, à peine dégrossi :
Coticula de l’époque gallo-romaine (Musée des Antiquités de la Côte-d’Or)
Si la forme générale du mortier ne révèle point son époque, elle peut, dans certains cas, nous indiquer sa patrie. Ainsi, tandis que les mortiers italiens sont plutôt trapus, les allemands présentent une hauteur exagérée par rapport à leur diamètre. A quoi cela tient-il ? Peut être au fait que beaucoup de mortier nordiques du haut Moyen-âge étaient faits de troncs d’arbres creux. De bonne heure, on s’est préoccupé de faciliter la manœuvre du lourd accessoire. On l’a pourvu de deux anneaux, dont l’un servait à le fixer au socle par l’intermédiaire d’une chaîne. Mais, le plus souvent, les mortiers de métal avaient soit des poignées, soit des anses, sans que l’on puisse dire que les anses aient été employées avant les poignées ou inversement. Les Arabes, de leur côté, ne se contentaient pas de marteler et de guillocher le cuivre de leurs mortiers ; ils y incrustaient parfois des pierres précieuses.
Mortiers allemands du XV° siècle (Musée de Nuremberg)
Naturellement, la Renaissance est l’époque où la décoration des mortiers de bronze est la plus riche. Les reliefs, surtout verticaux, se multiplient, reproduisant des motifs géométriques, des branches, des fleurs, des animaux, voire même des enfants dansant et choquant des cymbales, ou encore le martyre de Saint-Sébastien, ou Suzanne admirée par les vieillards… Les poignées figurent souvent des têtes d’animaux. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, on préférera souvent des surfaces lisses, simplement ornées du blason de l’apothicaire ou de la statue du saint protecteur de la communauté à laquelle appartenait le lourd ustensile. Et nous trouvons souvent de curieuses devises :
A povre gens menu monoie,
Tel a dueis (deuil) qui requiert joie.
A moins qu’il n’y ait une phrase pieuse : Te Deum laudamus ; Soli Deo gloria 1619, In Deo spes mea A. D. 1584 ; et bien d’autres. Parfois, le nom du propriétaire, par exemple : « Nicolas Staam, Apotheker in Leyden A° 1724 », ou encore « G. Roger » (Apothicaire à Poitiers en 1628), ce nom étant accosté de quatre fleurs de lys. En 1617, François Terrasson, apothicaire à Angoulême, lègue son grand mortier à une chapelle pour être converti en une cloche sur laquelle son nom « sera employé ». L’Illustration a publié, en 1855, une petite lithographie, que nous reproduisons ici, représentant un mortier, autour duquel on peut lire : « André Morel, appoticaire à Fontainebleau, 1660 ». Comme cette belle pièce était endommagée, le rédacteur qui l’a découverte attribue le dégât à la ruade d’un cheval de Cosaque qui serait entré dans la pharmacie en 1814 !!
Mortier français de 1660 d’après une lithographie de l’Illustration (1855)
Mais, l’artiste de jadis n’était pas aussi modeste que l’a imaginé Michelet (« Pas un nom, pas un signe ! il eut cru voler sa gloire à Dieu ! »). Les noms de fondeurs abondent sur les mortiers : l’Encyclopédia Italiana en publie une longue liste commençant à l’année 1468. Et, l’on a pu assez aisément, grâce aux noms et aux dates, reconstituer l’histoire de la dinanderie, c’est-à-dire de l’industrie du cuivre, qui florissait à Dinant, près de Liège, avant la destruction de cette ville par Philippe (dit « le Bon », en 1466.
|
|