L’Enseigne, de l’apothicairerie à la pharmacie*
Victor Hugo prétendait résumer par l’enseigne les principaux aspects d’un pays : langue, religion, histoire, et en tirait une philosophie. « Où il n’y a pas d’église, je regarde les enseignes. Pour qui sait visiter une ville, les enseignes des boutiques ont un grand sens. indépendamment des professions dominantes et des industries locales qui s’y révèlent tout d’abord, les locutions spéciales y abondent et les noms de la bourgeoisie, presque aussi importants à étudier que les noms de la noblesse, y apparaissent dans leur forme la plus naïve et sous leur aspect le mieux éclairé ».
L’enseigne, pense-t-on souvent, était indispensable pour permettre de distinguer, avant le numérotage des maisons, le logis de chacun. L’usage de l’enseigne devient général seulement au XV° siècle et son caractère commercial prend de l’importance malgré l’extrême variété des sujets constatée. Mme Simone Caillard signale à Reims, en 1444, une maison portant pour enseigne La Corne de Cerf et ayant appartenu à l’apothicaire Gobin Persin, mais il n’est pas établi que ce dernier exerçait bien son métier dans cette maison. Par contre, il parait à peu près certain qu’à Paris, en 1498, l’apothicaire Thomas Cadier habita et travailla rue Saint-Jacques, à l’enseigne du Mortier d’Or. Il exista alors, en France, d’autres enseignes au Mortier d’or ou d’argent, à l’ « image » de tel ou tel saint et, plus curieusement, au pileur de drogues. Ainsi le Musée de Beauvais conserve un haut-relief indiquant la boutique d’un épicier-apothicaire dans l’ancienne rue Saint-Pierre et représentant, autour d’un mortier, un homme et un singe brandissant un pilon. Le goût des jeux de mots et des rébus se manifeste déjà et l’on rencontre, parmi les enseignes, A l’Epi scié (à l’épicier), Au Singe en Batiste (Au Saint Jean Baptiste), Au Cygne de la Croix, etc.
De pierre, de bois ou de métal, les enseignes étaient polychromes; les couleurs vives et l’or dominaient. Les plus anciennes furent sans doute sculptées dans la pierre ou le bois des poteaux corniers ou consistèrent en statuettes abritées dans des niches ou encore reposant sur des piédestaux en pendentifs. Plus tard, pour les boutiques, elles furent suspendues à une verge de fer posée en potence. Les dimensions augmenteront avec le temps et la police devra, périodiquement, intervenir pour protéger les passants qui risquaient d’être assommés par ces enseignes que le grand vent pouvait décrocher.
Jamais les commerçants n’adoptèrent nécessairement une enseigne ayant un rapport direct avec leur commerce et les apothicaires, par exemple, du XVI° au XVIII° siècle, pourront adopter l’enseigne de la maison où ils exerceront leur profession ou choisir des objets sans rapport avec la pharmacie. Ainsi, l’apothicaire Jean Boursette, établi à Paris, rue Saint-Jacques, en 1536, a pour enseigne une Corne de Cerf; à Reims, en 1553, l’apothicaire Raulin Soret occupe la Maison des Musiciens, l’apothicaire Jehan Legros la maison où pend l’enseigne du Petit Barbeau (1561), l’apothicaire Loys de Clemy, en 1578, la maison au Puits de sang; à Poitiers, un apothicaire a pour enseigne une grenade, à Fontenay le Comte un citron… De même, au XVII° siècle, on rencontrera des Couronnes, des Croix blanches, un Bouchon vert, les Trois rois, une Epée, les Trois Flûtes, le Marsouin, le Petit Credo, etc. Il en sera encore ainsi au XVIII° siècle et, par exemple, l’officine de François Clérembourg à Paris sera signalée par un Bourdon d’Or.
Pourtant, il semble qu’une certaine spécialisation s’accentue en même temps que la généralisation des enseignes. Les apothicaires adoptent de préférence des ustensiles de leur profession ou des scènes pharmaceutiques. Les Mortiers d’Or ou d’argent, les Vases d’Or se multiplient. A Autun, une officine a pour enseigne un tableau représentant « l’intérieur d’une pharmacie garnie de vases contenant les précieux onguents destinés à procurer à l’homme la santé de l’âme et du corps. Deux groupes occupent le premier plan : dans l’un, le malade, assis sur une chaise, reçoit par la bouche, d’un air de béatitude, la drogue que l’apothicaire lui fait prendre, tandis que, par le côté opposé, il laisse échapper les causes de sa maladie; de l’autre, l’aide de l’apothicaire introduit un jeune visionnaire dans un four, de la cheminée duquel s’exhalent toutes les visions qui hantaient l’esprit du pauvre malade. Au dessus, les deux vers qui expliquent le soulagement que nos maux trouveront dans l’officine :
Le médecin garissant phantassie
Purgeant aussy par drogues la Folie.
Un apothicaire de Nantes avait une enseigne représentant d’un côté un apothicaire préparant une purge et de l’autre le malade rendant la purge. Le thème était classique et sans doute inspira-t-il dangereusement ce pharmacien qui, au début de la Révolution française, parodia la célèbre formule : « Vivre libre ou mourir » et mit au dessus de sa porte deux seringues en sautoir avec cette légende : « Vendre libre ou mourir ». Cette réclame manqua de lui coûter fort cher, dit M. Cazé.
* d’après un article de Patrice Boussel, paru dans le Moniteur des Pharmaciens, n°562, 1963: 495-497