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Baume du Commandeur

Gaspard de Pernes, commandeur de Libdeau et de Xugney, et son célèbre baume

 

Les commanderies de Libdeau et de Xugney, la première à quelques kilomètres au nord de Toul en direction de Pont-à-Mousson, en Meurthe-et-Moselle, et la seconde à quelques kilomètres au nord-ouest de Charmes-sur-Moselle, dans le département des Vosges, étaient primitivement des établissements de l’Ordre du Temple. Elles sont passées à l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, le futur Ordre de Malte, à la suite de la suppression du Temple en 1312, et elles ont été réunies sous la responsabilité d’un même commandeur, résidant à Toul, en 1511. Pour leur part, la ville de Toul et son célèbre évêché, ont été rattachés à la couronne de France en 1552, lors de l’expédition militaire menée par le roi Henri III en direction de Metz, que l’histoire a retenue sous le nom de « chevauchée d’Austrasie ». Des bâtiments de l’une et de l’autre commanderies existent toujours. Xugney abrite actuellement une ferme tandis que Libdeau est partagée entre plusieurs propriétaires. Sa chapelle a été acquise par une association qui en entreprend la restauration.

Parmi les différents commandeurs dont les noms nous sont parvenus, figure celui de Gaspard de Pernes, qui a dirigé ces deux établissements depuis 1682 jusqu’à sa mort survenue sans doute en 1694. L’année suivante, un procès-verbal signale en effet la présence à Xugney d’un « calice armorié des armes de feu M. le commandeur de Pernes » (« D’or, au pal d’azur, chargé d’une croisette ancrée d’argent »). Gaspard de Pernes est très connu dans le monde de la pharmacie car il est réputé être l’inventeur d’un baume fameux, principalement connu sous le nom de « Baume du Commandeur », qui figure encore aujourd’hui dans les formulaires, et qui a donc traversé les siècles. Cet illustre médicament porte d’autres noms, et je suis à peu près certain que M. de Pernes n’en est pas l’inventeur. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’il en a assuré la transmission entre son Ordre et le monde médical et pharmaceutique, à Toul, au cours de son ministère lorrain.

 

La famille de Pernes et le commandeur Gaspard de Pernes

Que savons-nous de la famille du commandeur et de lui-même ? Assez paradoxalement, à la fois peu et beaucoup de choses, et plus sur la famille que sur le commandeur lui-même. La famille est connue depuis le XIe siècle. Elle se rencontre dans différentes régions de notre pays : la Saintonge, la Bourgogne, mais aussi en Avignon, dans le Comtat Venaissin (Carpentras) et le Languedoc. En 1929, Maurice Bouvet (Journal de pharmacie et de chimie, p. 59-70, Le Courrier médical, p. 173-174, 191 et 203, et La Pharmacie française, p. 189-197) a « rattaché » Gaspard de Pernes à la branche « de Pernes d’Epinac » de la famille, que l’on trouve en Saintonge et en Bourgogne (Epinac est à peu près à mi-chemin entre Beaune et Autun, et aujourd’hui dans le département de Saône-et-Loire). Selon lui, Gaspard est le fils de Louis de Pernes, et il a un frère et deux soeurs : Louis II, Marie et Gabrielle. Toutefois, la généalogie de la famille, telle qu’on la trouve aujourd’hui sur Internet, ne fait pas figurer Gaspard dans cette fratrie et dans cette branche de la famille. Selon cette source, la famille se sépare en deux branches dans le premier tiers du XVIe siècle, avec Jacques II de Pernes, dont est issu le commandeur, et Pierre dont sont issus les Pernes d’Epinac. Jacques II a deux fils, dont Antoine qui épouse Jeanne de Salezin. Ils ont sept enfants parmi lesquels Gaspard, indiqué comme « chevalier de Saint-Jean de Jérusalem » en 1650, ce qui est la date communément admise pour sa réception dans l’Ordre.

Les noms des localités citées par cette généalogie depuis le XIe siècle me conduisent à penser que le nom de la famille pourrait provenir de Pernes-les-Fontaines, ville qui fut à l’époque médiévale la capitale du Comtat Venaissin, et qui se trouve à quelques kilomètres de Carpentras. Cependant Gaspard de Pernes n’a pas été reçu dans le Grand Prieuré de Saint-Gilles des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, en Provence, mais dans celui de Champagne, sans doute en raison de son origine, mentionnée comme étant le diocèse d’Autun, là où réside l’autre branche de la famille… Le Prieuré de Champagne a pour chef-lieu Voulaines, en Bourgogne (aujourd’hui Voulaines-les-Templiers, non loin de Châtillon-sur-Seine) et il s’étend entre autres sur une partie de la Bourgogne, sur la Lorraine, le comté de Bar et les Trois-Evêchés, et il comporte vingt-et-une commanderies.

Nous ignorons à peu près tout de Gaspard de Pernes en dehors de sa réception le 1er décembre 1650. Nous le retrouvons en 1682, pourvu des deux commanderies lorraines dont il fait établir les terriers. Il meurt vraisemblablement en 1694. Un Gaspard de Pernes est abbé de l’abbaye de Madion, en Saintonge (aujourd’hui sur la commune de Virollet, en Charente-Maritime), de 1640 à 1648, année où il résigne sa fonction. Les dates ne correspondent pas bien, aussi, s’agit-il du personnage qui nous intéresse ? Ces connaissances, limitées et incertaines, constituent, en dehors de la question du baume, tout ce que nous savons sur le commandeur de Pernes. Le signalement du baume, élément essentiel de la biographie de Gaspard de Pernes, provient de la mention faite en 1694 par le marchand épicier et droguiste parisien Pierre Pomet dans son illustre ouvrage Histoire générale des drogues, traitant des plantes, des animaux et des minéraux… Avant d’indiquer la formule du médicament, Pomet écrit : « Baume de Monsieur le Commandeur de Perne, qui m’a été donné par Monsieur de Pimodan, Lieutenant de Roy de Toul en Lorraine ». Le lieutenant « de roi » et non « du roi » comme cela est souvent écrit, et qui est différent, est le gouverneur d’une ville importante, ordinairement une forteresse, et il dépend directement du roi. Charles-Christophe de Pimodan (1640-1718), qui est ce lieutenant, appartient à l’illustre famille de La Vallée de Rarécourt de Pimodan, originaire d’Argonne et qui a toujours des représentants, dont un membre a été évêque de Toul, et dont l’immeuble portant ce nom existe encore en plein centre de la ville, dans la même rue que l’Hôtel de Malte, l’actuelle rue Général-Gengoult : l’Hôtel de Pimodan est au numéro 6 et l’Hôtel de Malte au numéro 26. A la suite de cette mention, Pomet rapporte « Les vertus du Baume de M. le Commandeur de Perne, suivant l’Original qui m’en a été donné par Monsieur de Pimodan ».

 

Qu’est-ce donc qu’un baume ?

Le nom de baume paraît avoir été donné initialement à des compositions auxquelles étaient attribuées des vertus souveraines, d’où certainement la locution « mettre du baume au coeur » dans le sens d’apaiser une blessure morale et de consoler. Puis le nom s’est étendu à des préparations liquides odorantes généralement riches en alcool, et plus tard encore, à des substances naturelles odoriférantes. Ne dit-on pas « embaumer », c’est-à-dire parfumer, exhaler une odeur suave ? Quant à l’embaumement, il met en oeuvre des aromates.

En principe d’usage externe, les baumes sont des médicaments vulnéraires, fondants et résolutifs, c’est-à-dire destinés à hâter la guérison des plaies, des blessures et des ulcères, à amollir, dissoudre, dissiper et évacuer les humeurs, et à faire disparaître l’inflammation. Mais le Baume du Commandeur a aussi des usages internes.

 

La préparation et les vertus « incomparables » du Baume du Commandeur

Le Baume du Commandeur, conformément à la définition ci-dessus, se présente sous la forme d’un liquide fluide, de couleur très sombre et d’odeur aromatique. Sa préparation, telle que la décrit Pomet, s’effectue en mélangeant dans une bouteille d’esprit de vin, c’est-à-dire d’alcool, du baume sec (baume du Pérou) ; du storax, de l’oliban et du benjoin tous trois en « larmes » (nom donné à la présentation de ces produits en relation avec leur aspect) ; de l’aloès cicotrin (ou socotrin, c’est-à-dire issu de l’île de Socotora, et qui est le meilleur des aloès) ; de la myrrhe triée (en raison de mélanges, voulus ou non, dont certains avec des espèces toxiques) ; de la racine d’angélique de Bohème (en raison de sa qualité) et des fleurs de millepertuis, le tout en quantité bien sûr précisée. Le mélange étant battu, c’est-à-dire bien homogénéisé, la bouteille bien bouchée est exposée au soleil pendant la canicule (c’est une méthode très classique de dissolution à douce chaleur). Quand l’opérateur estime que la préparation est terminée, il la filtre sur un linge et la conserve dans un récipient bien bouché et sans la chauffer.

Au cours du temps, la formule a subi diverses modifications, mais qui n’en altèrent pas la composition et les indications générales. En usage externe et par application d’une compresse imbibée de baume, ce médicament est réputé propre à guérir les plaies et les blessures : « il n’y a point de coup de fer ou de feu, pourvu que la plaie ne soit pas mortelle, qu’on ne guérisse dans huit jours, en y mettant du baume ». Ceci est vrai aussi pour les ulcères, les cancers, les chancres, les fistules, les morsures de bêtes venimeuses, les meurtrissures et l’enclouure des chevaux « d’où l’aura tiré le clou »…, les boutons et taches de la petite vérole (la variole), les hémorroïdes, les maux d’yeux et de dents, les fluxions (les abcès par exemple) et même la goutte.

Mais le baume peut également faire l’objet d’un usage interne dans les coliques, le pourpre (maladie de définition imprécise, qui est peut-être la scarlatine, ou plus simplement l’urticaire, et qui est aussi « confondue » avec la fièvre pourprée, bien que l’identité ne soit pas certaine…), pour provoquer « les ordinaires aux femmes », mais aussi et a contrario pour arrêter les hémorragies. La posologie est de « quatre à douze gouttes dans deux cuillerées de vin ou de bouillon qu’il faut boire », bien sûr, « et on est sûr de trouver du soulagement »… Les animaux peuvent aussi bénéficier de ses vertus. 

 

Quelle peut bien être l’origine de ce vieux médicament ? 

A côté de son nom de « Baume du Commandeur », ce célèbre médicament est aussi appelé « Baume du chevalier de Saint-Victor, Baume des innocents, Baume catholique, Baume vulnéraire anglais, Baume persique, Baume de la Miséricorde » et « Elixir traumatique ». Les formulaires officiels le connaissent sous l’appellation de « Teinture balsamique ». Tout cela « fait beaucoup » et il est vraisemblable qu’à partir d’une formule initialement unique, diverses variantes s’en sont détachées au fil du temps, de l’accroissement du nombre de ses possesseurs et aussi de la pluralité des lieux, c’est-à-dire des continents et des pays autour de la Méditerranée et du Proche-Orient où ont oeuvré les Chevaliers de Saint-Jean, et où ils ont combattu, ce qui nécessite de disposer de médicaments vulnéraires.

Le nom de « Baume du chevalier de Saint-Victor » mérite une remarque. Il s’agit en réalité de deux frères, Georges et Louis de Castillon de Saint-Victor, tous les deux reçus chevaliers de Malte en 1624 dans le Grand Prieuré de Saint-Gilles, et dont la famille est originaire de Saint-Victor de Malcap, dans le Languedoc, aujourd’hui dans le département du Gard (à ce sujet, voir J. Storck, Revue d’histoire de la pharmacie, 1998, n°320, p. 439-446). Il est pour le moins étrange qu’un baume similaire porte le nom de deux familles comptant des chevaliers du même Ordre, dont les noms se retrouvent dans la même région et à peu près dans les mêmes moments. On pense en effet que la formule dite « de Saint-Victor » a été portée à la connaissance de la personne qui l’a transcrite, soit à Montpellier soit dans sa région, entre 1668 et 1671… Pernes et les frères de Saint-Victor se connaissaient-ils ? Ont-ils été ensemble en Méditerranée ? Se sont-ils occupé ensemble de malades et de blessés ? Il conviendrait de se pencher sur cette question…

Les différents constituants énumérés dans la formule de Pomet sont présents dans le Baume de Saint-Victor, le Baume des Turcs et le Baume persique. Ils proviennent de Somalie, du Yémen, de l’océan Indien et de la mer Rouge, d’Asie mineure, mais aussi des îles de la Méditerranée comme Rhodes, où les Chevaliers de Malte ont longtemps séjourné. On connaît les interpénétrations des civilisations occidentales et orientales et les héritages scientifiques et médicaux qui en ont résulté. Si l’empirisme a certainement eu sa part dans la mise au point de la composition du Baume du Commandeur, il faut reconnaître les compétences des Anciens car tous ses constituants sont à des titres divers efficaces et utiles dans une composition destinée au traitement des plaies et des blessures. Après un examen de la littérature et la comparaison de plusieurs formulations, j’en suis arrivé à penser que l’origine de ce célèbre médicament se trouve dans l’Empire ottoman à la fin du XVIIe siècle, et qu’il dérive du Baume de Jérusalem, inventé sous cet empire par Antonio Menzani de Cuna, médecin et apothicaire du monastère franciscain du Saint-Sauveur de Jérusalem (P. Labrude, Vesalius, 2006, vol. 12, n°1, p. 37-40).

Gaspard de Pernes, commandeur à Toul, en possession de la ou d’une formule du baume, l’a communiquée à M. de Pimodan, qui habite près de chez lui. Celui-ci, cette fois-ci pour des motifs qui nous sont inconnus, en donne connaissance à M. Pomet, dont nous ignorons aussi comment ils ont fait connaissance, et à quel endroit. L’hypothèse parisienne peut être avancée. Le marchand épicier et droguiste doit alors se consacrer à la rédaction de l’ouvrage qui l’a rendu célèbre, et il est assez naturel que ce médicament l’intéresse, compte tenu de ses propriétés et de l’origine exotique de la plupart de ses constituants. Parmi eux, l’angélique et le millepertuis sont des plantes domestiques. La première n’était pas connue des Anciens, mais elle est à ce moment parée de « vertus divines » et elle se trouve dans plusieurs vulnéraires. Pour sa part, le millepertuis est astringent et cicatrisant. La présence de ces drogues montre que la formule a encore évolué après son arrivée en occident, ce qui a également été vrai après la publication de Pomet.

Ayant traversé les siècles, le Baume du Commandeur a été inscrit à la Pharmacopée française jusqu’à son édition de 1937. Toutefois, ce célèbre cicatrisant est toujours présent dans de nombreux formulaires, et ailleurs… Il suffit d’inscrire son nom sur un moteur de recherche pour en être convaincu (voir à ce sujet, B. Bonnemain, Revue d’histoire de la pharmacie, 2008, n°358, p. 234).

                                                                                                                      

Pierre Labrude,

janvier 2019

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