Antoine François, apothicaire de la Cour de Lorraine à Lunéville, puis homme de chambre de l’empereur du Saint Empire à Vienne
Pierre Labrude
A la mort de Léopold, duc de Lorraine et de Bar, en mars 1729, son fils et héritier François-Etienne est à Vienne où il se plaît et où il doit épouser l’héritière de la famille de Habsbourg, Marie-Thérèse d’Autriche. Il est à la Cour de Vienne depuis l’âge de quinze ans, l’Autriche étant le pays de sa grand-mère Eléonor-Marie de Habsbourg. Il est question de mariage avec Marie-Thérèse depuis qu’il est là-bas. Cependant, un mariage autrichien associé à la présence de François-Etienne sur le trône ducal lorrain est impossible à accepter par la France. Le choix « de Vienne » conduit pour la Lorraine à l’intermède du « duché nominal » confié à Stanislas à partir de 1737. Il constitue le prélude à l’absorption des duchés par la France, qui intervient en 1766, à la mort de ce duc. Au départ définitif de François-Etienne, nombre de serviteurs de la Cour ducale suivent leur maître. Tel est le cas de l’apothicaire de la Cour de Lunéville, Antoine François, que son mariage a fait entrer dans une importante famille médicale et pharmaceutique, et que nous allons retrouver à la Cour de Vienne, dans l’entourage immédiat de François-Etienne, devenu entre-temps empereur du Saint Empire romain germanique, dont la Lorraine a fait partie.
Les origines et l’avantageux mariage
Antoine François est né à Nancy, paroisse Saint Sébastien, le 10 novembre 1690. Il n’est pas issu du « monde de la pharmacie » mais descend de Nicolas François, bourgeois de Saint-Mihiel, une ville importante du Barrois, de par sa célèbre abbaye bénédictine mais aussi par sa fonction judiciaire. Le père d’Antoine, Nicolas, lui-même de même prénom que son propre père, marchand coutelier à Nancy, y a épousé Anne-Marie Allié le 30 mai 1677 à l’église Saint-Epvre1. Il a un frère aîné, François2, né le 9 décembre 1680, lui aussi paroisse Saint Sébastien, qui deviendra premier valet de chambre de François-Etienne de Lorraine. C’est sans doute pour cette raison qu’Antoine entrera plus tard totalement au service de la famille ducale et impériale.
Dans un premier temps, il devient apothicaire. C’est en juin 1709, donc un peu avant l’âge de dix-neuf ans, ce qui est déjà assez tard pour commencer un apprentissage, qu’Antoine entre chez Jean Harmant, apothicaire à Nancy et apothicaire du duc3. Cet apprentissage est assez court puisque ses premiers examens de maîtrise ont lieu dès septembre 1714, soit cinq ans plus tard. Précisons toutefois qu’au moment où commencent les épreuves, il est presque gendre de maître… En effet, le 12 février 1715 à l’église Notre-Dame de Nancy, il épouse Marguerite Rose Françoise Harmant, la fille de son maître4, et nous savons bien qu’un tel mariage facilite grandement les choses… Les épreuves sont cependant assez longues ; peut-être ont-elles été un peu laborieuses, et Antoine est seulement reçu maître en fin d’année 1715. Entre-temps, son beau-père a été officiellement nommé premier apothicaire du duc Léopold par lettres patentes du 20 mars 17155.
Le service pharmaceutique du duc
Antoine François réside d’abord à Nancy dans la paroisse Saint Sébastien où naissent plusieurs de ses enfants et où il est qualifié d’apothicaire mais sans que nous sachions où et comment. C’est à la fin de l’année 1718, bénéficiant sans doute de l’appui de son beau-père, qu’il entre au service du duc6 et qu’il va habiter à Lunéville7, paroisse Saint Jacques, dans le centre de la ville, où naissent d’autres enfants. Le service de pharmacie du duc comprend Jean Harmant, rémunéré annuellement à hauteur de six cents livres, son gendre Antoine, rémunéré trois cents livres, ainsi qu’un garçon apothicaire8. Le 28 novembre 1720, Léopold accorde à Antoine un brevet de survivance de la charge de son beau-père, qui meurt à Lunéville le 5 janvier 1723. Le texte, retrouvé aux Archives nationales par Tétau, figure intégralement dans sa thèse9. Antoine devient donc Premier apothicaire de Son Altesse Royale et porte un titre variable selon les moments : apothicaire de la Cour ou apothicaire de Son Altesse. C’est pendant cette période d’activité à la cour ducale où il réside, qu’en 1728, Antoine reçoit pour son laboratoire de la pharmacie un beau mortier en bronze, en forme de cloche renversée et d’une masse de cent quinze kilogrammes10, réalisé par le fondeur de canons François Huin (Nancy 1696-Lunéville 1745) qui est un spécialiste de la fonte des pièces d’artillerie11. Sa marque se trouve sur trois lignes en relief sur la panse, à l’opposé des armes de Léopold : « F HVIN FECIT ». Ce mortier a peut-être été coulé à la fonderie de canons sur ordre du duc. Tant l’inscription portée sur la bordure supérieure, que la marque du maître fondeur, ne laissent aucun doute sur cette flatteuse origine : « Antoine François Premier apoticaire de Son Altesse royale ma fait faire en lan 1728 ». Après la mort de Léopold survenue en mars 1729, Antoine reste premier apothicaire de son fils et successeur François-Etienne, le duc François III, bien que celui-ci ne réside pas habituellement en Lorraine.
La présence de deux apothicaires aidés d’un garçon à la cour ducale de Lunéville et celle d’un gros mortier pose la question de l’existence d’une apothicairerie à l’intérieur du château ou dans ses dépendances. Le château ayant été très abîmé par un incendie en 1719, il fait l’objet d’une reconstruction sous la direction de l’architecte Germain Boffrand. Jusqu’à présent, cette question d’une apothicairerie semble n’avoir jamais été étudiée. A la suite de ma question, qui avait plusieurs fois abouti à la réponse qu’il n’en était pas fait mention et qu’aucun local ressemblant à une pharmacie et à ses annexes ne figurait sur les plans, une recherche archivistique a récemment abouti à une réponse positive. Ce sujet mériterait donc une étude.
Revenons à Antoine François. Veuf de Mademoiselle Harmant, décédée à Lunéville le 26 avril 173312, Antoine réside tant dans la ville ducale qu’à Alteville, un hameau situé à environ six kilomètres au sud-est de Dieuze, près de l’étang du Lindre. Dieuze est à une trentaine de kilomètres au nord-est de Lunéville. Le 8 janvier 1735, il épouse en secondes noces Louise Pellier, fille d’un médecin de Vic-sur-Seille, localité qui se trouve à proximité. Le 23 juillet 1736, il achète à son frère François, premier valet de chambre de S.A.R., et à son épouse Claude Françoise Gerdolle Lange, un gagnage situé à Crantenoy, près d’Haroué13, pour la somme de quinze mille livres14. François François et son épouse sont des proches du duc et d’une grande famille de Lorraine, les Lenoncourt.
Antoine François reste au service de François-Etienne de Lorraine lorsque celui-ci abandonne ses duchés. Il est encore rémunéré en qualité d’apothicaire au premier trimestre de 1737. Le mariage Lorraine-Habsbourg a lieu le 12 février 1736. François-Etienne devient alors grand-duc de Toscane. Mais le jeune couple rentre à Vienne au printemps de 1739, et Marie-Thérèse succède à son père l’empereur Charles VI à sa mort le 20 octobre 1740. Pour sa part, François-Etienne devient empereur du Saint Empire romain germanique le 13 septembre 1745 sous le nom de François 1er.
Antoine François homme de chambre de S.A.
Nous ignorons quelle est l’activité d’Antoine François entre 1737 et 1742, année où nous le retrouvons en qualité d’homme de chambre de S.A. à Vienne, peut-être en remplacement de son frère François. En 1760, l’annuaire de la Cour le cite en qualité de secrétaire de la Chambre. Anobli le 15 juillet 1749, Antoine est agrégé à la noblesse de Florence le 17 janvier 1761. Il meurt à Vienne le 20 juin 1766. La famille reste en Toscane et en Autriche et, selon A. Petiot15, son patronyme s’adapte à sa nouvelle situation sociale. Parmi les nombreux enfants issus des deux mariages d’Antoine, aucun, à ma connaissance, n’est devenu apothicaire, ce qui est logique compte tenu de la progression sociale de la famille. Ils effectuent leur carrière dans l’administration et dans l’armée de leur nouvelle patrie.
Bibliographie et notes
- A. Petiot, « François (famille) », dans : Les Lorrains et les Habsbourg, Aix-en-Provence, Mémoires et documents, 2014, vol. 1, p. 222-223.
- A. Petiot, op. cit.
- Archives départementales de Meurthe-et-Moselle (ADMM), 36 J 7, « chemise Harmant ». Egalement : A.J. Tétau, Les apothicaires de Nancy au XVIIIe siècle, thèse de doctorat d’université en pharmacie, Nancy, 1932, Paris, Occitania, 1932, p. 142.
- G. Baermann G., Le Mortier du pharmacien, suivi de l’inventaire de la collection des mortiers exposés au Musée historique lorrain de la pharmacie, thèse de diplôme d’Etat de docteur en pharmacie, Nancy, 1999, n°450, p. 151-157 (photographies, dimensions, décoration, inscriptions, historique), ici p. 155.
- A.J. Tétau, op. cit., p. 143-144.
- G. Baermann, op. cit., p. 156 (éléments biographiques sur A. François).
- Ainsi qu’en attestent aux archives départementales les minutes de plusieurs notaires de Lunéville entre 1734 et 1766.
- G. Baermann, op. cit., p. 156.
- A.J. Tétau, op. cit., p. 143-144.
- G. Baermann, op. cit. p. 153. Deux photographies du mortier sont présentes en page 153. Il est conservé aujourd’hui au Musée lorrain où il a été déposé en 1881 par la commission des Hospices civils de Nancy, où il se trouve alors, sans que soient connus tous ses usages et ses localisations depuis la pharmacie d’Antoine François à la Cour de Lunéville jusqu’à son dépôt au musée à Nancy.
- G. Baermann, op. cit., p. 157 (le fondeur F. Huin). Egalement : A.J. Tétau, op. cit., p. 144.
- A. Petiot, op. cit.
- Haroué est à moins de trente kilomètres au sud-ouest de Lunéville. Le village est célèbre pour son château, érigé à partir de 1720 grâce aux libéralités de Léopold, pour Marc de Beauvau, marquis de Haroué, plus tard prince du Saint Empire et Grand d’Espagne, etc. Sa femme Anne-Marguerite de Ligniville, qu’il a épousée en 1704, est devenue la maîtresse officielle du duc Léopold vers 1708 et elle le restera jusqu’au décès du duc souverain en 1729. Le village de Ligniville, aujourd’hui Lignéville, qui a donné son nom à cette grande famille noble de Lorraine, se trouve à l’ouest du département des Vosges, dans le canton de Vittel.
- ADMM, 3 E 1966, signalé à l’auteur par M. Gerdolle.
- A. Petiot, op. cit.