Antoine-François de Fourcroy (1755-1809),
promoteur de la loi de Germinal an XI
par Claude Viel (extrait de son article dans RHP, 2003*)
Antoine-François, fils de Jean-Michel de Fourcroy, apothicaire du duc d’Orléans, et de Jeanne Laugier, descendait d’une famille originaire du Boulonnais très anciennement implantée dans la capitale. Plusieurs de ses membres s’étaient distingués au barreau et dans l’armée, ainsi Charles René de Fourcroy de Ramécourt, écuyer et maréchal de camp qui siégea plusieurs années à l’Académie des sciences avec Antoine-François, notre chimiste, dont la branche familiale était progressivement tombée dans la gêne, dans la pauvreté même, aux dires de Cuvier.
Les affaires de Jean-Michel Fourcroy n’étaient en effet guère brillantes. N’étant pas apothicaire en titre mais seulement apothicaire privilégié, il connut vraisemblablement des démêlés avec la corporation des apothicaires, toujours en lutte avec les épiciers et les « privilégiés ». Pour certains, il fut contraint de fermer sa boutique, mais aucun acte vient à l’appui de cette assertion. Par contre, en 1766, il donne à bail pour neuf ans à Favoul, marchand épicier à Paris, son privilège de tenir boutique d’apothicaire, bail que Favoul céda quatre ans après à Picard, apothicaire, qui obtiendra son renouvellement pour six ans en 1775. Mais après que Louis XVI ait opéré en avril 1777 la réunion de l’ensemble des apothicaires en une même corporation, celle des Maîtres en pharmacie, on retrouve dans les archives du Collège de pharmacie la signature du père de Fourcroy depuis 1778 jusqu’en 1783, date de sa mort à 73 ans ; en 1781, il apparaît comme apothicaire de l’artillerie et en 1782 et 1783, comme apothicaire de feu le duc d’Orléans.
Antoine-François fit ses humanités comme externe au Collège d’Harcourt, alors établissement d’enseignement très prisé ; il n’y brilla guère, nous dit Palisot de Beauvois son condisciple, mais ses devoirs étaient riches d’idées et il se montra enthousiaste des plus célèbres poètes et grands écrivains, dont il connaissait par cœur les plus beaux passages des œuvres. Cela le conduisit naturellement au désir de faire un carrière au théâtre. La situation de son père ne l’autorisant pas à poursuivre ses études après qu’il eut terminé sa classe de rhétorique, il entra chez un Maître en écriture et après un an, il en fut réduit pour vivre à accepter une petite place de copiste, tout en donnant le soir des leçons d’écriture à des écoliers.
Une rencontre avec le célèbre anatomiste Vicq d’Azyr, qui fréquentait Fourcroy père, fut pour lui décisive. Remarquant le courage du fils à faire face à l’adversité et son aptitude pour les sciences, il l’engagea à entreprendre des études de médecine, lui promettant de le diriger et de le soutenir. Fourcroy suivit ce conseil et travailla d’ arrache-pied dans des conditions matérielles des plus difficiles. Maître ès-arts le 12 octobre 1775, il prêta le serment de bachelier le 11 avril 1778. À la même époque, il se présenta au concours Diest, du nom de ce médecin qui avait laissé des fonds à la Faculté pour qu’elle accorde tous les ans des inscriptions gratuites à l’étudiant pauvre le plus méritant. Malgré un très brillant concours, Fourcroy ne fut pas lauréat et il perdait de ce fait le seul moyen d’existence dans lequel il espérait. Il tomba dans le désespoir et une fièvre violente le condamna à garder le lit plusieurs jours. Il était persuadé que la Faculté, en opposition violente avec l’Académie royale de médecine, à laquelle appartenait Vicq d’Azyr, son protecteur, réglait ainsi ses comptes sur son dos. Il reprit courage après que la Société de médecine, dans un esprit contraire, mais infiniment plus noble, lui ait proposé, sur suggestion de Vicq d’Azyr, une avance de fonds pour les frais de réception au doctorat.
Il présenta en juin 1778 sa première thèse de licence portant sur l’hygiène, puis en mars 1779 il passa sa thèse de physiologie et en avril sa thèse médico- chirurgicale. Il pensait en avoir terminé avec les tracasseries de la Faculté. Il ne lui restait en effet plus qu’à présenter sa thèse de pathologie pour obtenir sa licence, puis sa dernière épreuve pour accéder au grade de docteur. Sa thèse était déjà imprimée, les exemplaires distribués pour une soutenance prévue le 18 novembre 1779, lorsque la soutenance lui fut refusée au prétexte qu’il y avait dans son étude des erreurs de doctrine et des injures à rencontre de la Faculté. Le 3 février 1780, il présenta un travail sur un autre sujet proposé par la Faculté. Dans cette affaire de thèse, il s’agissait de régler sur le dos de Fourcroy un différent entre Bucquet, son Maître, membre de la Société royale de médecine, et la Faculté. Bucquet étant décédé le 29 janvier 1780, les oppositions à Fourcroy s’amenuisèrent et il put présenter son doctorat le 28 septembre 1780. Docteur, il ambitionnait d’obtenir la Régence, docteur- régent étant alors le grade le plus élevé, qui permettait d’enseigner dans les Écoles de médecine. Ce titre lui fut refusé à l’unanimité, Fourcroy ayant commis une faute grave dans l’annonce d’un cours en s’ intitulant abusivement docteur-régent et en ne soumettant pas l’affiche à l’approbation du Doyen de la Faculté ; de plus, il avait été nommé membre associé de la Société royale de médecine en octobre 1780, malgré sa promesse faite dans une lettre en date du 21 mars 1780 de ne jamais devenir membre de cette société rivale de la Faculté. À tort donc, Fourcroy est mentionné docteur-régent de la Faculté de médecine de Paris dans les Almanachs royaux à partir de 1782. Comme le souligne Kersaint, sa faute ne devait pas être aussi grave qu’elle apparaissait a priori puisque Fourcroy conserva toute l’estime de savants comme Lavoisier, ou médecins de formation comme Macquer et Bertholet.
Si Fourcroy a exercé la médecine, ce fut pendant une bien courte période, car tôt, il s’adonna totalement aux études de chimie, s’intéressant néanmoins à l’enseignement et à la pratique médicale, y apportant des réformes fondamentales comme nous le verrons ultérieurement. Fourcroy, lors de ses études de médecine, a connu la pauvreté et il n’avait pour survivre que les faibles ressources que lui procuraient les leçons qu’il donnait à des écoliers, les traductions qu’il effectuait pour un libraire et les recherches commandées par des écrivains plus fortunés que lui. Ainsi que Cuvier le rapporte : « À l’époque de sa plus grande fortune on lui a entendu rappeler des détails plaisants sur le degré de détresse où il se trouvait quelquefois réduit. Logé dans un grenier dont la lucarne était si étroite que sa tête coiffée à la mode de ce temps-là, ne pouvait y passer qu’en diagonale, il avait à côté de lui un porteur d’eau, père de douze enfants. C’était le jeune étudiant qui traitait les nombreuses maladies d’une si nombreuse famille ; le voisin lui rendait service pour service : aussi, disait-il, je ne manquais jamais d’eau. »
Certains ont vu en Fourcroy, franc-maçon et athée, le personnage de Desplein de La Messe de l’athée de Balzac. Chirurgien arrivé, au faîte de la gloire, riche et respecté, Desplein, l’athée, fait chaque année à la même époque dire une messe matinale à Saint-Sulpice, messe à laquelle il assiste en mémoire d’un porteur d’eau qui l’aida matériellement de ses pauvres deniers et qui lui donna l’argent nécessaire pour s’inscrire à ses examens. Jamais le premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu ne l’avait oublié. Bien qu’il y ait de nombreux traits communs entre Fourcroy et Desplein, il semble bien que le personnage de la nouvelle de Balzac soit le chirurgien Dupuytren qui, comme Fourcroy, vécut sa vie d’étudiant dans la misère, aidé lui aussi par un porteur d’eau.
Après ces années de misère qu’il avait connues étudiant, Fourcroy vit la chance le favoriser et faciliter son ascension sociale. Il fit un mariage avantageux en épousant, le 27 juin 1780, Anne-Claudine Bettinger et, par ailleurs, cette même année, il racheta à sa veuve le laboratoire de son Maître Bucquet, continuant ses cours privés de chimie et s’adonnant à cette science l’esprit libre de tous problèmes matériels. Puis ce fut la nomination comme professeur de chimie au Jardin du Roi en remplacement de Macquer et les honneurs avec son élection à la Société royale de médecine et à l’Académie des sciences.
Sous la Révolution, nommé en 1792 député de Paris, il fut l’un des membres les plus influents du Comité de l’Instruction publique et participa à la création de l’École polytechnique. Il entra ensuite au Conseil des Anciens, puis au Conseil d’État. En 1801, il fut nommé directeur général de l’Instruction publique et dans ces fonctions, il déploya une grande activité, créant les Écoles de médecine et de pharmacie, de droit, un grand nombre de lycées et collèges. Nous développerons plus en détail son apport à l’enseignement dans la partie de cette étude consacrée à Fourcroy homme politique.
Lors de la nomination du Grand Maître de l’Université impériale en 1808, Fourcroy, qui ambitionnait ce poste prestigieux, se vit éloigné, ses vues ne s’accordant pas entièrement avec celles de Napoléon, et Fontanes lui fut préféré. Bien que Fourcroy se vantait d’être dépourvu d’ambition, ce fut un coup terrible pour lui et aux amis qui cherchaient à le consoler, il disait : « Ce coup me tuera ; une griffe de fer me déchire le cœur. » Napoléon, pour lui faire oublier cette préférence pénible, signa un arrêté le nommant comte d’Empire avec une dotation de 10 000 francs de rente. Le 16 décembre 1809, il décéda, frappé d’apoplexie, expirant le matin d’une fête de famille. Il avait 54 ans.
Le chimiste
Avant que d’être un homme politique, Antoine-François de Fourcroy était avant tout un chimiste. Il convient de présenter ici ses principaux travaux et d’insister sur l’apport de son enseignement qui, avec ses ouvrages, a contribué plus qu’aucun autre à populariser la chimie nouvelle.
Principaux travaux
L’œuvre scientifique de Fourcroy est considérable et, en dehors de nombreux ouvrages, rapports et discours, il a publié plus de 150 mémoires, dont la plupart en collaboration avec Vauquelin, son élève, puis collaborateur et ami.
Bien qu’il se consacra entièrement à la chimie, Fourcroy, médecin de formation comme l’on sait, a néanmoins fait une brève incursion en anatomie et en histoire naturelle, en publiant un Abrégé de l’histoire des insectes et deux mémoires sur les nerfs lombaires et les tendons, qui furent remarqués par l’Académie royale de médecine, qui le reçut comme anatomiste en 1785. Mais Fourcroy, entraîné par le talent de Bucquet, s’engagea définitivement dans la voie de la chimie.
Élève de Jean-Baptiste Bucquet, chimiste brillant trop tôt disparu, à 34 ans, connu pour ses recherches en minéralogie et en chimie végétale, Fourcroy a surtout consacré ses travaux à la chimie des êtres vivants, à cette chimie toute analytique qui a précédé la chimie organique moderne 20, suivant en cela son Maître dont il fit l’éloge. Il débuta à 22 ans par un mémoire « Sur la différence des précipités martiaux [sels de Fer], obtenus par les agents caustiques », lu en décembre 1777 à l’Académie des sciences.
Dans un second mémoire présenté en janvier 1778, il étendit son étude aux précipités de chaux, obtenus en traitant les sels calcaires par les alcalis. Aucun fait nouveau n’émerge. Fourcroy continua à s’intéresser à la chimie minérale, mais il orienta surtout ses recherches vers la chimie organique, plus particulièrement vers la chimie animale.
Parmi ses premiers travaux, outre les deux études précédemment citées, il convient de mentionner les recherches qu’il réalisa sur le gaz des marais [méthane], sur la détonation du nitre [nitrate de potassium] et de la poudre fulminante, sur la décomposition du sulfate de potassium par les métaux, sur les réactifs utilisés pour l’analyse des eaux minérales, sur les affinités chimiques, et surtout son étude sur l’huile de vitriol [acide sulfurique] de Saxe et sur un sel volatil concret qu ‘on en retire, obtenant après distillation deux produits qui, dissous dans l’eau, présentaient les propriétés de l’acide vitriolique [acide sulfurique] qui, à l’époque, et selon la théorie de Lavoisier sur les acides 22, était une combinaison de soufre et d’oxygène. Fourcroy avait en fait obtenu deux des variétés d’anhydride sulfurique, les anhydrides d’acides n’étant alors pas connus. Ce travail valut à Fourcroy d’être élu associé-chimiste à l’Académie des sciences le 11 mai 1785.
Fourcroy possédait une grande habileté opératoire et, pour son savoir-faire en matière d’instrumentation, signalons l’amélioration qu’il fit du gazomètre de Lavoisier et Achard.
Postérieurement à son entrée à l’Académie, Fourcroy publia encore d’autres travaux dans le domaine de la chimie générale et minérale, en relation souvent avec les grands problèmes liés à la théorie antiphlogistique de Lavoisier, à laquelle il s’était rallié à la fin de 1786, ou encore à des problèmes liés aux circonstances politiques à l’époque de la Révolution. C’est ainsi que reprenant les expériences de Lavoisier et Meusnier de La Place, il réalisa en 1792, avec Vauquelin et Seguin, la première synthèse d’une eau exempte de toutes impuretés, et qu’il étudia sa décomposition par la pile voltaïque, et que dans un autre ordre, il mit au point un procédé pour la récupération du cuivre du métal des cloches, procédé qui a servi de « mine » de cuivre à la France pendant les guerres de la Révolution.
À côté de ces travaux, citons encore ses études sur les métaux de la mine du platine, ses expériences sur l’aragonite d’Auvergne et le carbonate de chaux d’Islande réalisées avec Vauquelin et dans lesquelles ces deux chimistes avaient pressenti, avec Klaproth, le « dimorphisme » cristallin avant Mitscherlich, la préparation des sels triples de mercure et d’ammoniaque, l’obtention de mélanges réfrigérants permettant d’atteindre des températures de l’ordre de – 35 à – 40 °C.
En matière d’hydrologie, Fourcroy a procédé à des analyses d’eaux minérales, en particulier de celles d’Enghien, qu’il entreprit en 1785 avec Delaporte à la demande de la Société royale de médecine. Fourcroy réalisa lui-même la partie chimique de cette étude, effectuant de multiples analyses, mettant au point une dizaine de réactifs et utilisant les découvertes de Priestley sur les fluides élastiques [gaz] ; cela lui permit de montrer la présence importante d’hydrogène sulfuré, gaz alors connu que depuis peu et qu’il pensait être à l’état libre dans les eaux d’Enghien. Longchamp, qui s’occupa ultérieurement de ces mêmes eaux, disait que « ce seul travail devait garantir le nom de Fourcroy de l’oubli ».
En chimie végétale et animale, Fourcroy, seul ou avec Vauquelin, réalisa des travaux qui firent faire de grands progrès aux méthodes analytiques et dont les résultats, importants à l’époque, n’ont plus qu’un intérêt historique car, le plus souvent, les problèmes abordés ne pouvaient recevoir de solutions définitives par suite de l’insuffisance des méthodes expérimentales alors connues et mises en œuvre.
Parmi les principaux travaux dans ces domaines, citons les analyses du quinquina de Saint-Domingue ; du caoutchouc ; des graines de céréales et de légumineuses, pour servir à la connaissance de la germination et de la fermentation ; du lait de vache ; des calculs urinaires, avec détermination systématique de leur composition minérale déterminée sur plus de 600 échantillons, et la comparaison avec des concrétions animales ; de l’urine humaine, mettant en évidence le rôle de l’albumine, de l’urée 24, de l’acide urique et de l’acide oxalique dans les états pathologiques, en relation avec la formation des calculs urinaires pour ce dernier acide ; de la composition respective de l’urine humaine, de celle des grands herbivores, des oiseaux, des grands carnassiers ; des calculs biliaires ; du « gras de cadavre », espèce de « savon » ammoniacal duquel il fut extrait une substance cireuse par action des acides, substance que Fourcroy dénomma « adipocire » et qu’il compara au blanc de baleine.
Citons encore l’étude de la maladie dite du blé carié, que l’on sait maintenant être due à un champignon microscopique, mais que Fourcroy et Vauquelin attribuent à une « dégénérescence putride », dont ils précisent les facteurs ; l’étude de l’action des acides sulfurique et nitrique sur les substances végétales et animales ; de l’oxygène sur les matières végétales colorées (indigo, pigments végétaux) ; la détermination du rôle des gaz, en particulier de l’oxygène, dans l’économie animale ; la préparation de médicaments mercuriels antivénériens. Certaines de ces recherches concernent tout à la fois la chimie, la physiologie, la thérapeutique.
Nous n’avons présenté ici que les principaux travaux de Fourcroy, réalisés pour beaucoup en collaboration avec Vauquelin. Le lecteur intéressé trouvera dans l’ouvrage de G. Kersaint une analyse plus approfondie de ceux-ci, ainsi que la liste exhaustive des publications de Fourcroy.
Enseignement et ouvrages
Comme l’a écrit F. Hoefer, « Fourcroy eut le mérite incontestable d’avoir, par ses ouvrages et par son enseignement, contribué plus qu’aucun autre de ses collègues à populariser la chimie ».
Fourcroy fut un professeur de talent, succédant à Pierre- Joseph Macquer 17 dans la chaire de chimie du Jardin des Plantes, principal foyer de sa gloire, où il professa plus de vingt-cinq années. À la création de l’École polytechnique, en 1794, il fut chargé du cours sur les substances salines [chimie minérale], Chaptal enseignant les substances végétales, BerthoUet, les substances animales, et Guyton [de Morveau], les substances minérales. De fait, pour ces cours, ce fut Vauquelin qui remplaça Fourcroy et Chaussier, Chaptal. Il fut également professeur à l’École vétérinaire d’Alfort, aux Lycées, à la Faculté de médecine. Pariset et Cuvier, deux de ses biographes, s’accordent pour dire que Fourcroy était un professeur hors pair, à l’éloquence rare. Il possédait à un haut degré le talent de la parole et s’exprimait avec ordre, clarté, recherche de l’expression ; son élocution était vive, facile, variée, élégante. Il savait distinguer parmi son auditoire l’esprit qui doutait ou ne comprenait pas et il redoublait alors d’expressions et d’images, jusqu’à ce que l’auditeur concerné ait suivi ce qu’il développait. Il ne quittait une matière que lorsqu’il voyait tout son nombreux auditoire satisfait. Et ses biographes d’insister encore sur le fait que quel que soit le lieu de ses cours, celui-ci n’était jamais assez vaste pour raffluen- ce de ses auditeurs.
Comme l’a rappelé Cuvier, « lorsque Fourcroy commença ses cours, Bergman venait de donner une précision mathématique aux analyses de la chimie ; on venait d’apprendre à recueillir et à distinguer les éléments aériformes ; Priestley faisait connaître chaque jour de nouvelles sortes d’air ; la théorie de la chaleur changeait de face dans les mains de Black et de Wike ; Cavendish et Monge découvraient la composition de l’eau ; le génie de Lavoisier, enfin, trouvait, à force de méditations, le secret de la combustion, qui est aussi celui de presque toute la chimie, et soumettait aux lois de cette science les principaux phénomènes des corps organisés ». Fourcroy se rallia en 1786 à la théorie de Lavoisier et alors, dans ses cours, il propagea avec éloquence et passion la nouvelle doctrine, tout en rapportant avec une égale impartialité les résultats expérimentaux publiés à travers le monde, qu’ils soient ou non en faveur des théories nouvelles. Les auditeurs accouraient des pays les plus éloignés et il fallut élargir par deux fois le grand amphithéâtre du Jardin des Plantes pour accueillir tous les auditeurs qui se pressaient à ses cours.
Croyant le tourner en ridicule, quelqu’un l’appela l’apôtre de la nouvelle chimie et, comme l’a souligné Cuvier, c’était à ses yeux son plus beau titre de gloire : «Il y a eu des temps où il faisait, pour le mieux mériter, trois ou quatre leçons par jour, et dans les intervalles, il s’occupait à mettre ses leçons par écrit, pour les répandre au-delà de son amphithéâtre ».
Fourcroy publia tout d’abord en 1782 les éléments du cours privé qu’il effectua à partir de 1780 dans l’ancien laboratoire de son Maître Bucquet, qu’il avait racheté à la mort de ce dernier en janvier 1780. Dans ces deux volumes de Leçons élémentaires d’histoire naturelle et de chimie, il s’agit, écrit l’auteur, « de donner un ensemble méthodique des connaissances chimiques acquises jusqu’à ce jour, et d’offrir un tableau comparé de la doctrine de Stahl et de celle de quelques modernes ; pour servir de résumé à un cours complet sur les deux sciences ». Le plan que Fourcroy suivit était celui des leçons de Bucquet. En 1784, il publia un volume de Mémoires et observations de chimie, pour servir de suite aux Élémens de chimie. La seconde édition concerne son enseignement au Jardin des Plantes ; elle est beaucoup plus importante, paraît en quatre volumes sous le titre plus ambitieux d’ Élémens d’histoire naturelle et de chimie, et comporte les développements les plus récents de cette science. L’édition de 1789, la troisième, a été publiée l’année même où Lavoisier éditait son Traité élémentaire de chimie. Elle comporte cinq volumes et, par rapport à la précédente, est profondément modifiée suivant la théorie de Lavoisier à laquelle Fourcroy s’est rallié en 1786, et présente en outre la nouvelle nomenclature chimique, à l’établissement de laquelle il a participé aux côtés de Guyton de Morveau, Lavoisier et Bertholet. La quatrième édition, publiée en 1791, ne comporte aucune modification notable, et la cinquième, datée 1793-1794, n’est que la réimpression de l’édition précédente.
Devant l’évolution rapide de la chimie, Fourcroy estimait qu’il était nécessaire de publier ses Élémens d’histoire naturelle et de chimie selon une présentation nouvelle qu’il esquisse dans l’Avertissement de la cinquième édition : « cet ordre nouveau placerait, par exemple, l’histoire de tous les corps combustibles, tels que le souffre [sic], le charbon [carbone], les métaux, avant celle des acides, des sels, dont plusieurs sont des corps brûlés ou des composés de corps combustibles. On iroit ainsi du simple au composé ; on ne séparerait pas les acides d’un règne de ceux des deux autres ; on ne traiterait dans des chapitres particuliers que des différences qui existent entre les corps organisés et ceux des minéraux ».
Fourcroy avait donné une première esquisse de cette méthode d’exposition dans ses Élémens de chimie à l’usage de l’École vétérinaire d’Alfort et dans ceux destinés aux Dames. Il l’appliquera dans son Système des connaissances chimiques, œuvre monumentale qui parut en 1801 et qui fait le point sur les connaissances chimiques de l’époque. Un long Discours préliminaire sert d’introduction aux huit sections formant le corps de l’ouvrage : histoire de la chimie, bases de la science chimique, généralités (nature chimique des corps, notions d’affinité, opérations de la chimie, combinaisons chimiques, classification, nomenclature) ; des corps simples ou indécomposés (lumière et calorique sont entre autres traités) ; corps brûlés oxides ou acides ; des bases sali- fiables terreuses et alcalines ; des acides unis aux bases salifiables, ou des sels alcalins et terreux ; des métaux en particulier ; des composés organiques végétaux ; des substances animales (y sont traités les phénomènes chimiques que présentent les animaux vivants, en bonne santé et malades).
Cet immense travail (6 ou 11 volumes selon le format) est suivi d’une Table alphabétique et analytique des matières rédigée par Mme Dupiery, et qui permet la consultation aisée de l’ouvrage. De celui-ci, Chevreul, tout en reconnaissant qu’il rassemblait un nombre considérable de notions et de faits divers, et qu’il avait demandé à Fourcroy une somme de travail des plus conséquentes, lui reprochait l’absence de citations et de formules, ce qui l’excluait, disait-il de la pratique du laboratoire. En fait, pour Fourcroy, cet ouvrage était un cours et par suite, ne devait pas être surchargé de références bibliographiques.
Fourcroy, dans son souci de donner un guide à ses étudiants afin que ses cours leur soient plus encore profitables, écrivit un ouvrage de synthèse : Philosophie chimique, ou vérités fondamentales de la chimie moderne, sorte d’aide-mémoire et de résumé de ses Élémens d’histoire naturelle et de chimie. Cet ouvrage, abrégé des connaissances chimiques de l’époque, a constitué un des livres les plus marquants du début de la « chimie moderne », et son succès fut considérable puisqu’il y en eut trois éditions, en 1792, 1795 et 1806. Il y eut par ailleurs des traductions en huit langues différentes. Comme pour les Élémens d’histoire naturelle et de chimie, Fourcroy modifia sa Philosophie chimique, entendons par-là Axiomes ou Principes de Chimie, à mesure des progrès réalisés, procédant à des corrections et modifications importantes. De 128 pages pour la première édition, on passera à 385 pages pour la troisième. La première édition est en fait un tirage à part du chapitre Axiome que Fourcroy écrivit pour Y Encyclopédie méthodique. La chimie est rassemblée en douze phénomènes généraux développés sur huit chapitres : Définition de la chimie ; Examen de ses moyens généraux ; Nature chimique des corps ; Attraction d’agrégation ; Attraction de composition ; Opérations chimiques ; Classification des corps naturels ; Phénomènes chimiques de la nature et leur classification.
La précision et la clarté des notions exposées dans l’ouvrage en ont fait le livre élémentaire de presque toute l’Europe d’alors et on ne tarissait pas
d’éloges sur ce texte de Fourcroy, témoin cette épître adressée à l’auteur par une certaine Mme Joliveau, tournée dans le style pompeux de l’époque en vers alexandrins, et que nous avons publiée voici quelques années. En tant que propagandiste de la nouvelle chimie et, par ailleurs, afin d’aider au maximum ses auditeurs à assimiler les faits qu’il développait dans ses cours, Fourcroy a encore publié des Élémens de chimie à l’usage des Dames, des Principes de chimie destinés aux élèves de l’École vétérinaire d’Alfort, des Tableaux synoptiques de chimie à destination des élèves de l’École de médecine de Paris.
Mentionnons encore que Fourcroy rédigea le long article Chimie de plus de 500 pages du volume III de Y Encyclopédie méthodique, ainsi que d’autres articles sur la pharmacie, en particulier, celui de Matière médicale dans le Dictionnaire des sciences naturelles.
S’étant toujours intéressé à la pharmacie de par sa formation de médecin, Fourcroy fît paraître en 1785 L’Art de connoitre et d’employer les médicamens, le premier volume étant consacré à la matière médicale, le second, à la thérapeutique générale. Y sont entre autres développées l’histoire de la matière médicale, les classes de médicaments relativement à leur action sur l’économie animale, l’histoire des médicaments simples des trois règnes, l’étude des médicaments préparés par voie chimique, les préparations officinales et magistrales, des indications sur l’art de formuler. Dans cet ouvrage, Fourcroy demande une réforme de la matière médicale, souhaitant qu’elle soit débarrassée de la foule de médicaments inertes ou incertains qui l’encombre, de simplifier les formules, de n’employer que peu de drogues à la fois et de bien connaître chacune d’elles pour les utiliser avec succès.
Signalons enfin deux ouvrages dont nous avons déjà parlé lors de l’analyse des travaux de Fourcroy : L’Analyse chimique de l’eau sulfureuse d’Enghien […], en collaboration avec Delaporte et l’Entomologia Parisiensis, qui est une nouvelle édition de l’Entomologie de Geoffroy, augmentée d’un grand nombre d’espèces non encore décrites.
Enfin, n’oublions pas que Fourcroy a participé à l’élaboration de la nouvelle nomenclature chimique avec Guyton de Morveau, Lavoisier et BerthoUet et, par suite, a été l’un des coauteurs de la Méthode de nomenclature chimique, ouvrage qui en a résulté et dans lequel on trouve les deux synonymies, l’ancienne et la nouvelle.
L’homme politique
La Révolution ouvrit un nouveau champ d’activité à Fourcroy. Élu député suppléant de Paris à la Convention en novembre 1792, il est nommé député l’année suivante en remplacement de Marat assassiné, et
devient un des membres influents du Comité d’Instruction publique et son nom est cité 225 fois dans les procès-verbaux pour la période allant du 30 juillet 1793 au 26 octobre 1795, fin de la Convention. Entre autres, il fît voter en septembre 1793, en accord avec Lavoisier, un décret instituant une Commission temporaire des poids et mesures où siégeaient les ex-académiciens, s’occupa activement du Lycée, devenu Lycée républicain, et du Lycée des arts créé en 1793, prépara des projets pour l’amélioration de l’instruction publique, suscita en 1794 la création de l’École centrale des travaux publics, devenue quelques mois après École polytechnique.
Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), c’est la chute de Robespierre ; Fourcroy prit alors une part moins anonyme à la vie publique du pays, étant alternativement membre du Comité d’Instruction publique et du Comité de Salut public, fonctions qu’il conserva jusqu’à la fin de la Convention.
Membre du Conseil des Anciens sous le Directoire, puis du Conseil d’État sous Bonaparte, il devient en 1802 directeur général de l’Instruction publique 10. C’est l’artisan principal de la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), loi d’une importance capitale car elle prévoyait l’établissement ou le relèvement de trois cents collèges communaux, la création d’une trentaine de lycées, l’organisation de douze écoles de droit, des Écoles de médecine, des Écoles de pharmacie. Comme nous l’avons vu, pour la pharmacie, cette loi trouva son aboutissement dans la loi du 21 germinal an XI, qui créait effectivement les trois premières Écoles, à Paris, Montpellier et Strasbourg, et organisait l’enseignement.
Toutefois, les vues de Fourcroy ne s ‘accordant pas entièrement avec celles de Napoléon en matière d’enseignement, il se vit éloigné lors de la création de l’Université impériale.
Conclusions
Comme nous l’avons montré, Fourcroy était un travailleur acharné, un chercheur distingué, un enseignant eminent, un homme politique reconnu.
Il aimait passionnément la chimie et jamais ne l’abandonna, même au plus fort de ses responsabilités politiques. C’est lui qui a su deviner en Vauquelin le grand chimiste qu’il deviendrait, le formant comme élève tout d’abord, se l’attachant comme collaborateur et ami ensuite. On a dit à ce propos que « Vauquelin travaillait et que Fourcroy signait ». Rien n’est plus faux et ce que l’on peut dire, avec Kersaint, « c’est que Fourcroy donnait les idées, les développait, Vauquelin les exécutait et les contrôlait. C’était en sorte une excellente association à laquelle Fourcroy apporta toute sa probité et sa délicatesse » 10. Les jugements passablement négatifs portés par Chevreul et L. J. Simon sur Fourcroy ne sont pas mérités.
Comme homme politique, Fourcroy, comme nous l’avons montré, prit une part importante aux grandes réformes de l’éducation, en particulier à celles de la médecine et de la pharmacie, mettant sur pied les Écoles et l’enseignement moderne, réformant aussi, en les modernisant, ces professions de santé. Il prit également une part active à l’organisation de l’École polytechnique et à celle de l’enseignement secondaire. Signalons encore l’activité qu’il mit, soit comme Conventionnel, soit comme membre du Conseil des Anciens, dans l’élaboration de certains rapports sur des questions alors fondamentales pour la Nation, témoin, entre autres, ce rapport de plus de soixante pages, en date du 22 nivôse an V (11 janvier 1797) relatif aux poudres et salpêtres.
Dans le domaine de la recherche, nous avons vu qu’il aborda, avec un succès périmé de nos jours, toutes les branches de la chimie et que le nombre de ses mémoires dépasse les 150. Ses ouvrages et ses cours apportèrent également beaucoup pour la diffusion de la « nouvelle » chimie, la chimie lavoisienne, auprès des étudiants et du public.
Fourcroy avait, pour Kersaint qui l’a longuement étudié, une grande probité morale et intellectuelle, et de plus était fidèle à ses amitiés 10. Conventionnel modéré, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver Lavoisier, contrairement à certaines accusations qui ont fait le tourment de sa vie, et qui furent reprises en premier lieu par Grimaux. Voici ce qu’en disait Cuvier, un de ses biographes, à propos de la conduite de Fourcroy à l’égard de Lavoisier : « Nous devons même le dire : si dans les sévères recherches que nous avons faites nous avions trouvé la moindre preuve d’une si horrible atrocité, aucune puissance humaine ne nous aurait contraints de souiller notre bouche de son éloge, d’en faire retentir les voûtes de ce temple, qui ne doit pas être moins celui de l’honneur que celui du génie », et Kersaint, plus près de nous, qui a eu en mains des documents nouveaux, d’écrire : « Par les documents que nous avons découverts, nous avons montré qu’il [Fourcroy] avait fait tout ce qui était humainement possible pour sauver Lavoisier et préserver les intérêts de l’Académie des sciences et du Lycée. » N’oublions pas que Lavoisier et les Fermiers Généraux ont été guillotinés le 8 mai 1794, deux mois avant la réaction thermidorienne et la chute de Robespierre. C’était alors la pleine Terreur et il ne fallait pas insister outre mesure, même si l’on était bien introduit auprès des membres du Comité de Salut public, dirigé par Robespierre, si l’on tenait à conserver sa tête.