L’isolement de la Colchicine par Alfred Houdé (1884)
A l’occasion du centenaire de la mort d’Alfred Houdé il y a un siècle, en 1919, s’est présente l’occasion de rappeler son travail scientifique et industriel pour l’isolement et la mise en valeur de la colchicine, alcaloïde tirée de la colchique.
Né à Vincelles (Yonne, le 24 mai 1854, Alfred Houdé devint orphelin à 17 ans mais poursuivit ses études jusqu’à son diplôme de pharmacien de 1ère classe, obtenu en 1880. C’est la même année qu’il achète la pharmacie Vée, 42 faubourg Saint-Denis à Paris. Comme beaucoup de pharmaciens de son époque, Houdé s’intéresse aux alcaloïdes et principes actifs des plantes. Après avoir étudié l’aloïne et la boldine, il réalise un travail sur la vératrine et les Veratrum, ce qui lui vaut le prix Orfila décerné par l’Académie de médecine en 1884. En cette année 1884, il est le premier à obtenir la colchicine sous forme cristallisée et entreprend des études physiologiques et toxicologiques sur ce nouveau produit pour en définir les limites d’utilisation. Son journal de comptes de l’officine en 1885 montre qu’il a une petite activité industrielle car il a déjà vendu 1 383 flacons d’élixir ce colchicine. Il s’attaque également à caractériser et définir les propriétés de la spartéine découverte en 1851 par Stenhouse dans le genêt à balais. Il en prépare le sulfate. Sa passion pour la chimie végétale le conduit à fonder un journal, la « Revue thérapeutique des alcaloïdes » qui paraitra jusqu’en 1957 (sous le nom « les alcaloïdes » depuis 1944). C’est en 1887 qu’il créé un établissement de médicaments spéciaux à base d’alcaloïdes et de glucosides et quitte la pharmacie d’officine. C’est la même année qu’il publie avec Laborde un ouvrage sur la colchicine et le colchique.
Quelques années plus tard, ses comptes de 1890 à 1895 révèlent que ses boites de pastilles sont déjà vendues dans de nombreux pays : Espagne, Portugal, Angleterre, Belgique, Hollande, Italie, Autriche, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, Brésil, Argentine, Pérou, Mexique, La Havane, Canada, Etats-Unis, Turquie, Ile Maurice. Dès 1898, Houdé vend plus de 50 spécialités en France et à l’étranger : Aconitine, Agaricine, Apioline, Boldine, Colchicine, Hyoscyamine, Hélénine, morphine, cocaïne, codéine, etc. Mais malgré ses activités professionnelles très prenantes, Houdé s’engage comme administrateur du bureau de bienfaisance du Xe arrondissement de Paris, est membre du Comité d’hygiène, secrétaire de la chambre syndicale des pharmaciens de Paris, etc.
Brève histoire des laboratoires Houdé.
Comme nous l’avons vu, les laboratoires Houdé furent créés par Alfred Houdé en 1887, 29 rue Albouy, où l’établissement industriel restera jusqu’en 1910. Mais les spécialités sont antérieures à cette date et Houdé commercialise déjà plusieurs produits importants dès 1885 (pastilles et élixir de cocaïne) et 1886 (granules de spartéine et granules de colchicine). Le laboratoire est transféré en 1910 au 9 rue Dieu, dans le Xe arrondissement, un hôtel particulier qui restera le siège social jusqu’en 1967. Alfred Houdé meurt à 65 ans, en 1919, et le relais est pris par son associé Maurice Delourme et Charles Peyrotte (1881-1960).
Dès 1923, Houdé peut fabriquer 112 types de granules, principalement à base d’alcaloïdes. Maurice Delourme meurt prématurément en 1925 et Charles Peyrotte se charge alors de l’administration et travaille avec son gendre Jean Bibard, ingénieur-chimiste, qui lui succédera. La partie technique est prise en charge par le pharmacien Jules Houdas. Quelques années plus tard, Jean Delourme, devenu pharmacien, devient pharmacien responsable en 1938 pour trente-deux ans , puis Président Directeur Général des laboratoires. C’est lui qui, avec l’aide de Jean Bibard, va renforcer les structures commerciales nationales et internationales et agrandir les laboratoires de contrôle et de recherche. Il fit appel en 1945 à Jean Pierre Fourneau, le fils d’Ernest Fourneau découvreur de la Stovaïne, qui venait de quitter l’Institut Pasteur. La recherche Houdé va alors s’engager dans le domaine de la chimie végétale mais aussi dans celui des hemi-synthèses. Deux médicaments nouveaux seront bientôt mis sur le marché : la Neutraphylline® et le Nokkel®, dont les principes actifs dérivent respectivement de la théophylline et de la khelline. Le succès commercial est au rendez-vous. L’équipe de recherche est rejointe par le docteur Roger Monribot, puis, en 1965, par Jean-Cyr Gaignault, pharmacien, arrière-petit-fils d’Alfred Houdé.
Côté industriel, le succès de Houdé oblige à déménager l’usine et à s’installer en 1953 à Belleville, puis, en 1964, à L’Aigle. La recherche s’était également agrandie en parallèle et occupa, à partir de 1967 l’ancien hôtel particulier de la rue Dieu.
Le colchique et la colchicine[2].
Si le colchique commun était considéré le plus souvent comme une plante vénéneuse, ses propriétés bienfaisantes sont connues depuis l’antiquité. Le « safran » dont il est question dans le papyrus d’Ebers pour le traitement de la goutte serait vraisemblablement « un » colchique. Il en est de même pour le « suringan » mentionné à l’époque védique et, quelque mille ans plus tard, pour le mémorable « doigt d’Hermès » dont parle Théophrate. Quant au terme « colchicon », il vient de Dioscoride, selon lequel la plante serait originaire de l’antique Colchide, l’actuelle Georgie. Rejeté au moyen-âge, le colchique refait surface au XVIIIe siècle avec Anton von Stoerk puis Nicolas Husson. Ce dernier lance vers 1780 une eau médicinale pour la goutte (à base de colchique mais il ne le dit pas) qui aura un grand succès populaire. Mais ce n’est qu’en 1814 que John Want montre que ce médicament contient le colchique d’automne.
La colchicine avait été entrevue par plusieurs chercheurs, mais il faudra attendre 1884 pour qu’Alfred Houdé parvienne à isoler la colchicine cristallisée, grâce à l’utilisation de deux solvants alors nouveaux : le chloroforme et l’éther de pétrole. Il faudra attendre la fin des années 1940 pour découvrir la structure complexe de la colchicine. La biosynthèse de la colchicine n’est pas faite uniquement par le colchique puisqu’on l’a caractérisée dans d’autres genres de la sous-famille des Liliacées-Wurmbaeoidées, en particulier Gloriosa superba L. Plusieurs laboratoires ont tenté de réaliser la synthèse totale de la colchicine au début des années 1960, mais sans parvenir à un résultat économiquement viable.
L’étude rationnelle des propriétés de la colchicine va démarrer après 1884. On découvre avec Pernice en 1889 l’augmentation du nombre des figures métaphasiques dans les tissus traités par la colchicine. C’est Dustin et ses élèves qui montre en 1934 que la colchicine arrête le processus de division cellulaire avec ses conséquences possibles.
Le mécanisme de cet effet dû à une interaction entre la colchicine et le fuseau mitotique sera confirmé en 1967 par Borisy et Taylor. La colchicine s’associe à la tubuline et s’oppose ainsi à la polymérisation de cette protéine en tubules, empêchant la formation du fuseau nécessaire à la division cellulaire. Par cet effet, la colchicine inhibe certaines fonctions biochimiques telles que la sécrétion de catécholamines par la surrénale ou de l’iode par la thyroïde, mais aussi la sécrétion de prolactine par les cellules de tumeur pituitaire en culture. Mais cette substance agit aussi sur de nombreuses autres protéines membranaires et perturbe la synthèse de l’ADN. La colchicine agit sur toute une série de phénomènes physiologiques, sans doute liés à son action sur la tubuline : la libération d’AMP cyclique, l’agrégation plaquettaire, le chimiotactisme des monocytes et des polynucléaires, la migration cellulaire, la libération de prostaglandine par les macrophages, etc.
Pendant longtemps, la colchicine n’a été utilisé que pour les propriétés connues du Colchique : traitement des accès de goutte aigüe. Quand on lit les propriétés de la colchicine dans le Dictionnaire Vidal de 1932 pour Cochi-Sal de Midy, ce dernier laboratoire indique que la colchicine 1°) diminue la production d’acide urique, 2°) augmente rapidement l’élimonation de tous les produits brûlés et pousse à l’oxydation, 3°) soulage la douleur, 4°) augmente la sécrétion biliaire, 5°) légèrement diurétique, 6°) diaphorétique, 7°) combat la congestion et facilite la résolution des inflammations (G. Sée), 8°) purgatif. Le descriptif pour le même produit en 1938 et 1948 est beaucoup plus succin et limité au traitement de la goutte. Mais on utilisa progressivement la colchicine dans d’autres pathologies : la « maladie périodique », décrite en 1945, ou fièvre méditerranéenne familiale, affection héréditaire propre à certains groupes ethniques ; la maladie de Behçet, autre affection invalidante comportant des poussées inflammatoires, qui est une aphtose bucco-génitale à manifestations systémiques diverses et à localisation oculaires, cutanées, articulaires, nerveuses et vasculaires. Dans le Vidal de 1960, Houdé commercialise non seulement la « Colchicine Houdé » mais également la « Colchicine-Aspirine-Vitamine B1 » et la « Colchicine-Iodurée-Salicylée Houdé Injectable ».
On a parfois proposé la colchicine pour les arthrites de la sarcoïdose, la sclérodermie, l’amylose, la cirrhose, mais avec des résultats inconstants et parfois discutables. Les deux produits contenant de la colchicine sur le marché en 2019 ont pour indications : « Accès aigu de goutte; Prophylaxie des accès aigus de goutte chez le goutteux chronique notamment lors de l’instauration du traitement hypo-uricémiant; Autres accès aigus microcristallins: chondrocalcinose et rhumatisme à hydroxyapatite; Maladie périodique ; Maladie de Behçet ; Traitement de la péricardite aiguë idiopathique en association aux traitements anti-inflammatoires conventionnels (AINS ou corticoïdes) chez les patients présentant un premier épisode de péricardite ou une récidive (avec CRP anormale), à l’exclusion des péricardites post-opératoires de chirurgie cardiaque ». Sur ce dernier point la Commission de transparence en 2018 a considéré que cette extension d’indication, validée par l’ANSM afin d’encadrer la pratique médicale (usage hors AMM, erreurs médicamenteuses), repose sur des études cliniques et un usage bien établi, les dernières recommandations de l’ESC de 2015 pour le diagnostic et le traitement des péricardites citent la colchicine en association aux AINS. Elle estime donc que l’évaluation de ce médicament par la Commission (avis non demandée par les laboratoires concernés) est « susceptible de contribuer à la promotion du bon usage de ces spécialités dans la péricardite ». Les recherches se poursuivent en tout cas dans l’utilisation de la colchicine dans diverses pathologies cardiovasculaires.
Les colchicoïdes : Pendant plus d’un siècle, la colchicine a été considérée comme l’unique substance caractéristique du Colchique. Mais depuis 1948, une vingtaine de composés satellites ont été isolés de l’extrait chloroformique de la plante, principalement par Santary. L’une de ces substances est la démécolcine. Des dérivés de la colchicine ont également été mis au point, en particulier dans la série des thiocolchicoïdes et des aminocolchicoïdes. Le thiocolchicoside est présente dans plusieurs spécialités pharmaceutiques en 2019 pour le traitement d’appoint des contractures musculaires douloureuses en rhumatologie. Cependant, de nouvelles données précliniques indiquent un risque potentiel de génotoxicité du thiocolchicoside utilisé par voie systémique et ont conduit à des restrictions d’utilisation des médicaments à base de thiocolchicoside administrés par voie orale (PO) ou intramusculaire (IM) (Source ANSM, 2014).
Alfred Houdé ne s’intéressa pas qu’à la colchicine et au médicament. il fut élu comme conseiller municipal de la ville de Paris en 1899. On peut lire dans la Gzette médicale de Paris : « A l’élection municipale du Xe arrondissement (quartier de la Porte Saint Martin), à Paris, lors du scrutin de ballotage, qui a eu lieu récemment, M. Houdé, pharmacien, démocrate indépendant, a été élu par 2272 voix contre M. Riethe, socialiste, également pharmacien, qui n’a obtenu que 1554 voix. Toutes nos félicitations à notre excellent collègue et ami…
En 1896, il réinstalle une grande industrie de pyroligneux ou distillation du bois en vase clos. Cette série ininterrompue de travaux multiples ne l’empêche de consacrer à la chose publique ses heures de loisir ; il le fait sans compter. Il devient successivement, dans le Xe arrondissement, Administrateur du Bureau de Bienfaisance, Membre du Conseil d’Hygiène, Administrateur et Secrétaire de la Caisse des Ecoles ; il fut aussi Secrétaire Général de la chambre Syndicale des Pharmaciens de Paris et de la Société de Secours mutuels du quartier de Saint-Denis. On le trouve toujours prêt à se dévouer aux œuvres utiles à ses concitoyens. Tant d’efforts soutenus ne tardèrent pas à lui assurer une indépendance complète. Il en profita pour visiter l’Europe, l’Angleterre, la Suisse, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne, la Russie. Il assista aux Congrès médicaux de Rome et de Moscou, utilisant ses voyages pour étudier les mœurs, les climats, les méthodes commerciales et industrielles et pour comparer la situation de la France avec celle de l’étranger.
[1][1] Biographie tirée d’un article de JC Gaignault, Pérennité des alcaloïdes. Laboratoire Houdé, Editions Louis Pariente, 1985.
[2] D’après Paul Bellet dans « Pérennité des alcaloïdes ». Laboratoire Houdé, Editions Louis Pariente, 1985.